Rive-Reine
l’auteur lui-même. Ce livre a suivi mon père dans toutes ses campagnes, y compris en Amérique. Les soirs de mélancolie, il y retrouvait, disait-il, la douceur de nos prairies vallonnées, nos bosquets refuges des amoureux, nos rivières nonchalantes, l’horizon mauve des monts du Forez, le murmure de la Coise au pied du château. Prenez cette relique, à laquelle ma mère était attachée : c’est presque un livre de famille, puisque les Fontsalte ont, avec les Urfé, de lointains ancêtres communs.
Axel reçut le cadeau avec émotion et gratitude. Du haut de son cadre doré, le marquis Bertrand, altier dans son habit rouge de colonel des dragons, posait sur son petit-fils vaudois le plus affectueux des regards vairons.
Avec sa mère, Axel alla visiter la Bastie, ce château magistralement achevé par Claude d’Urfé, bailli du Forez, ambassadeur du roi de France au Vatican, puis gouverneur de trois rois : François II, Charles IX et Henri III. C’est à l’ombre de cette demeure princière, harmonieuse alliance architecturale de la Renaissance italienne et du style classique français, qu’Honoré, le fils de Claude, amoureux de la belle Diane de Château-Morand, avait composé les vers du long roman pastoral destiné à connaître un prodigieux succès à travers toute l’Europe. Axel lut comme un conte arcadien quelques épisodes choisis des amours de la bergère Astrée et du berger Céladon, fleuretant sur les rives du « doux et coulant » Lignon, au milieu des brebis bêlantes et des moutons enrubannés.
Plus que sa bibliothèque ou son donjon ébréché, la vraie curiosité de Fontsalte était son eau minérale naturelle. Blaise, un matin, conduisit Axel au griffon et l’initia au fonctionnement de l’exploitation, qui lui assurait chaque année plus de revenus. La mode des cures se développant à travers toute l’Europe, les habitants des environs, et même de Saint-Étienne, venaient boire l’eau de Fontsalte. Des analyses physico-chimiques confiées à des médecins assermentés par la Société royale de médecine des praticiens avaient déduit que, « délayante, apéri tive et absorbante », l’eau de Fontsalte pouvait avoir des effets bénéfiques sur les malades atteints de gravelle et de syphilis.
– Pourquoi ne mettez-vous pas cette eau en bouteilles suivant le procédé de M. Schweppe qu’exploite maintenant, à Genève, le joaillier Stéphane Demole, et qui connaît en Grande-Bretagne un succès considérable ? L’embouteillage permet aux curistes de prolonger leur cure à domicile, dit Axel.
– Parce que les médecins affirment que l’eau de Fontsalte doit être consommée à la source, afin que le gaz carbonique qu’elle contient ne se perde pas et que les bicarbonates qu’elle renferme agissent. Et puis la mise en bouteilles et la livraison demanderaient de la main-d’œuvre. Ce serait, je crois, beaucoup tintouiner pour peu, dit Fontsalte, usant d’une expression locale.
Axel comprit que cet aristocrate terrien n’aurait jamais vocation d’entrepreneur. Le général avait fait la guerre avec sérieux, l’amour avec ardeur, les affaires avec désinvolture.
Et cependant, cette région s’ouvrait plus que d’autres au progrès. Les houillères de la Loire fournissaient en grande quantité un excellent charbon. L’Anglais James Jackson, qui avait fondé en 1815, près du Chambon-Feugerolles, la première fabrique française capable de produire des aciers aussi fins que ceux de Sheffield, venait de créer, avec son frère, de nouveaux ateliers à Assailly. Jacob Holtzer, un Alsacien de Klingenthal, fabriquait dans la vallée de l’Ondaine des barres d’acier corroyé, qu’il estampillait d’une tête de bœuf, comme les moines de Koriska signaient leurs lingots d’or d’une tête de mort ! La région stéphanoise, qui ne comptait qu’une aciérie en 1816, possédait maintenant deux groupes de hauts fourneaux, sept forges « à l’anglaise » et quatre aciéries, qui donnaient du travail à plus de mille ouvriers.
– Si l’on ajoute à cela que les armuriers de Saint-Étienne, héritiers d’un certain Virgile, que François I er autorisa en 1516 à fabriquer chez nous des arquebuses, produisent, bon an mal an, près de cinquante mille fusils, que l’agglomération compte plus de cinq mille rubaniers, concurrents des fabricants bâlois, que, depuis trois ans, Charlieu s’est fait une spécialité
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