Rive-Reine
s’éloignant, conjurer le mystérieux pouvoir. La baronne fit reconduire le jeune homme par son gondolier, un barcaiolo aussi muet que les femmes noires du casin . Par un réflexe d’obscure méfiance, Axel, qui n’avait pas donné d’adresse à Adry, se fit déposer quai des Esclavons, près de l’hôtel de l’Europe. Après une courte flânerie, il prit une autre gondole pour gagner la Ca’ Malorsi.
Au calme, il fit de grandes ablutions, dévora un poulet entier, vida une fiasque de vin de Toscane et s’endormit à l’heure de l’Angélus, pour ne s’éveiller que le lendemain, à l’heure du punch.
– Je commençais à me tourmenter à votre sujet, dit Malorsi en voyant arriver son protégé au Florian.
Axel ne se fit pas prier pour raconter son aventure de la nuit. Il brossa un portrait approximatif de la baronne von Fernberg, sa demi-sœur à l’œil vairon, livrée par le hasard, et ne tenta pas de dissimuler à Malorsi que les rapports incestueux qu’il avait eus avec cette femme torturaient sa conscience.
Le comte trouva l’histoire typiquement vénitienne et s’en réjouit ouvertement. Après avoir rappelé à Axel que les pharaons copulaient et procréaient avec leur sœur et observé que lord Byron avait été l’amant de la sienne, ce qui causait, il est vrai, beaucoup d’ennuis au poète, il réduisit à une considération négligeable les scrupules d’Axel. Poussant à l’extrême son raisonnement de libertin impénitent, il ajouta :
– Dites-vous bien, cher garçon, qu’il n’est point de barrière au mouvement naturel de l’amour que celle qu’un défaut de désir peut lui opposer. Chassez ces vains remords. Restez à Venise, mon ami, visitez Rome et Florence et Milan et Sienne aux frais du baron, qui vous tiendra pour un jeune beau-frère tombé des montagnes d’Helvétie. Vivez en accord avec votre conscience, comme si de rien n’était. Et puis laissez faire le temps, qui seul affadit et résout les passions.
– Tout de même, le désir que j’ai encore de cette femme me met mal à l’aise. C’est une question de morale plus que de religion, fit Axel avec sérieux.
– Mon ami, nous devons accepter la part d’ombre qui est en chacun de nous. Le cœur humain est un labyrinthe, dont la seule issue est la mort. Clarté et ténèbres règnent conjointement sur ce royaume intérieur et de leur confrontation naît la mystérieuse énergie qui nous gouverne. Ces forces contraires sont comme les arcs opposés qui se joignent à la clé de voûte, pour soutenir l’édifice. Cessez de vous tourmenter. Nous sommes ici sous l’œil de Vénus et c’est elle qui décide, elle seule, ce qui est bien, ce qui est mal.
– Vous parlez comme Adry, constata, étonné, Axel Métaz.
– Alors, cette personne est plus sage que vous ne dites !
Le comte Malorsi ne donna qu’un conseil à Axel, que ce dernier se promit de suivre :
– Gardez-vous d’aller loger à la Ca’ Sentini, sous le toit de Fernberg. C’est un curieux homme. Il passe ici pour l’œil de Metternich, qui n’a pas grande confiance dans la représentation diplomatique officielle ni dans sa police. Ce baron, que l’on voit peu, a le pouvoir et les moyens de faire éliminer par ses sbires les comploteurs ou supposés tels. Son gibier préféré est le carbonaro, membre assez inoffensif d’un mouvement révolutionnaire napolitain, qui a ses affidés en Lombardie, en Toscane et en Vénétie. Alors, prudence ! Voyagez avec la femme, jouez le frère sirvente , mais n’entrez pas en affaires avec le mari autrichien.
Axel ne demandait qu’à se laisser convaincre de rester à Venise. Il défit ses bagages le soir même et prévint miss Emily qu’il serait encore son locataire pour une durée indéterminée. Il reconnut devant l’Anglaise qu’il y avait « une femme là-dessous ». Ensuite, il composa avec une certaine gêne, mais assez adroitement, une longue lettre à l’adresse de Guillaume Métaz. Il expliqua, en choisissant ses mots, qu’ayant une occasion unique de visiter plusieurs villes d’Italie avec un gentilhomme introduit dans les milieux d’affaires, il croyait profitable pour son éducation et dans l’intérêt des entreprises familiales de différer de plusieurs semaines son retour au pays de Vaud. Il conclut en affirmant, cette fois avec sincérité et émotion, que son seul regret serait de ne pas être présent à
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