Robin
la vue de ces étrangers hautains au visage chevalin, à la longue
chevelure raide et à la peau privée de soleil, Bran sentit une boule se former
dans sa gorge. Il se contraignit à détourner le visage pour éviter de vomir.
Avant de traverser le pont, ils
mirent pied à terre pour se dégourdir les jambes et faire boire les chevaux
dans un abreuvoir en bois à proximité d’un puits situé au bord de l’eau. Bran
aperçut deux jeunes filles déguenillées qui portaient entre elles un panier
d’œufs sans doute destiné au marché. Allant pieds nus, elles rejoignaient le
flot humain sur le pont. Deux hommes désœuvrés vêtus de capes et de tuniques
courtes se tenaient au garde-fou. Lorsque les filles passèrent devant eux, l’un
d’eux, après un rictus à l’adresse de son compagnon, tendit le pied pour faire
trébucher la plus proche. Elle s’étala de tout son long sur les planches du
pont, le panier se retourna et les œufs se répandirent à terre.
Bran se précipita immédiatement en
direction de l’enfant. Le temps que la seconde fille se penche pour ramasser le
panier, et que l’homme donne un coup de pied dedans pour l’en empêcher, ce qui
eut pour effet d’éparpiller les œufs un peu partout, le prince gallois avait déjà
atteint le pont.
Depuis le chenal, Iwan pouvait voir
les filles, Bran et les deux voyous. Il cria à son compagnon de revenir.
« Où va-t-il ? demanda
Ffreol qui regardait autour de lui.
— Nous causer des
ennuis », marmonna Iwan.
Les deux jeunes filles en larmes
tentaient désespérément de rassembler les rares œufs encore intacts, mais les
passants les repoussaient ou bien les écrasaient dans leur marche – au
grand amusement des deux rustres du pont. Trop absorbés par leur jeu sadique,
ils ne prirent pas garde au svelte Gallois qui fondait sur eux avant que Bran,
titubant comme s’il avait glissé sur un œuf cassé, ne trébuche sur l’homme qui
avait fait un croche-pied à la fille. Comme l’imbécile essayait de repousser le
prince, ce dernier lui saisit le bras, le fit tourner sur lui-même et le passa
par-dessus le garde-fou. Son cri de surprise dura le temps que l’eau brunâtre
engloutisse sa tête. « Oups ! fit Bran. Quel maladroit je fais.
— Mon
dieu* [1] ! »
protesta l’autre en reculant.
Bran l’attira contre lui. « Qu’avez-vous
dit là ? lui demanda-t-il. Vous voulez le rejoindre ?
— Bran ! Laissez-le
tranquille ! cria Ffreol en essayant de lui faire lâcher prise. Il ne peut
pas vous comprendre. Laissez-le partir ! »
Le malotru jeta un rapide coup
d’œil à son ami, qui pataugeait tant bien que mal dans l’eau, puis s’enfuit
dans la rue sans demander son reste. « Je crois qu’il a compris, fit
observer Bran.
— Partons d’ici, le pressa
Ffreol.
— Pas encore. » Bran prit
la bourse à sa ceinture et en retira deux pennies d’argent. Se tournant vers la
plus âgée des deux filles, il ôta de sa joue les restes d’une coquille d’œuf.
« Donne ça à ta mère », lui dit-il en déposant les pièces dans la
main sale de l’enfant, qu’il referma aussitôt. « Pour ta mère »,
répéta-t-il.
Frère Ffreol ramassa le panier vide
et le tendit à la plus jeune de deux ; il lui dit quelques mots en
anglais, et toutes deux partirent en galopant. « À présent, et à moins que
vous n’ayez d’autres batailles à mener devant Dieu et le monde, dit-il en
prenant Bran par le bras, partons avant d’attirer la foule. »
« Tu as bien fait, approuva
Iwan, un sourire éclatant aux lèvres, lorsque Bran et Ffreol le rejoignirent au
chenal.
— Nous sommes des étrangers en
ces lieux, fit remarquer Ffreol. Au nom de saint Pierre, à quoi
pensiez-vous ?
— Simplement qu’on peut casser
une tête aussi facilement qu’un œuf, répliqua Bran, et que la justice nous
impose parfois de protéger les moins à même de se protéger eux-mêmes. » Il
lança un regard noir au prêtre. « À moins que cela ait
changé ? »
Ffreol s’apprêtait à élever une
objection mais préféra s’abstenir. Se détournant brusquement du prince, il
annonça : « Nous avons bien assez chevauché pour la journée. Nous
passerons la nuit ici.
— Certainement pas !
protesta Iwan, un air de mépris aux lèvres. Je préférerais dormir dans une
porcherie plutôt que de rester ici. Ça grouille de vermine dans le coin.
— L’abbaye locale nous fera
bon accueil, fit remarquer le
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