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Romandie

Romandie

Titel: Romandie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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couronne d’Édouard le Confesseur et pourvue du globe et
du sceptre ! dit en riant John Keith.
    Ce soir-là, Axel convia son cicérone à dîner au Dolly, à
Paternoster Row, où l’on servait, d’après Ribeyre de Béran, les meilleures
côtelettes de Londres. À la fin du repas, qu’Axel arrosa d’un bordeaux en l’absence
de vins vaudois, John Keith revint sur le déroulement de cette folle journée, qui
s’achevait à la foire de Hyde Park par un feu d’artifice, des concerts et une
grande consommation de sandwiches et de bière.
    — Je ne voudrais pas que vous quittiez l’Angleterre sur
une fallacieuse impression, monsieur. Ce peuple, que vous avez vu en liesse, adoptant
sincèrement la reine, n’est pas aussi satisfait de son sort que les
acclamations d’aujourd’hui ont pu vous le faire croire. Non, la vie n’est pas
aussi rose en Grande-Bretagne, pour certaine catégories de la population que la
bonne société et les classes privilégiées se plaisent à ignorer. Pour certains,
la quête du pain quotidien est une entreprise difficile, aléatoire, parfois
désespérante.
    — J’ai vu, en effet, des mendiants faméliques et ces
petites marchandes de fleurs…
    — Ce ne sont peut-être pas les plus à plaindre, coupa
Keith. La vraie misère, la maladie, le vice et la vermine se cachent dans les
arrière-cours où je pourrais vous conduire, tout près d’ici. Les enfants, surtout,
sont pitoyables. Tenez, si vous voulez vous faire une idée du sort des
malheureux orphelins abandonnés dans les hospices, lisez Oliver Twist. C’est
le roman que publie depuis un an, en feuilleton, dans Miscellany de M. Bentley,
l’écrivain Charles Dickens, qui nous a, l’an passé, tant amusés avec les Pickwick
Papers. Vous verrez comment la misère conduit à la déchéance, au crime et à
la révolution, monsieur.
    Axel Métaz reconnut que, s’étant parfois égaré au cours de
ses promenades, il avait entrevu des ruelles sordides, flanquées de maisons de
brique menaçant ruine, aux façades percées d’ouvertures dépourvues de fenêtres,
et cela à quelques enjambées des rues élégantes et des belles boutiques d’Oxford
Street, de Regent Street, de Burlington Arcade. Il confessa que des mères, accompagnées
d’enfants en haillons et secouées par les quintes de toux des poitrinaires, tendaient
la main aux passants, que de jeunes prostituées, déjà flétries et sentant le
gin à trois pas, l’avaient abordé et qu’un homme déguenillé qui, comme beaucoup
de sans-logis, passait ses nuits dans l’ombre humide du pont de Waterloo où
grouillaient les rats, s’était offert à lui servir de guide dans le quartier
des docks, où il ne convenait pas de s’aventurer seul mais où l’on trouvait des
tavernes à matelots, pleines de belles filles peu farouches.
    — Vous avez eu raison de ne pas suivre ce genre de
guide. Vous auriez été dépouillé de tout, jusqu’à votre chemise, et la Tamise
aurait emporté votre cadavre, monsieur. Évitez de vous écarter des artères
honnêtes, conclut Keith.
    — Il en est ainsi dans beaucoup de grandes villes, dit
Axel, étonné d’entendre le fils d’un éminent conservateur, banquier et grand propriétaire
terrien, faire un tableau aussi peu flatteur de Londres.
    Keith appartenait à cette nouvelle génération de nantis, qui
avaient compris que la société dans laquelle avaient vécu leurs parents et où
eux-mêmes vivaient encore, ne pouvait évoluer que dans un sens défavorable aux
intérêts de leur caste. À certains signes, ils subodoraient que l’émancipation
du peuple était en marche et entendaient bien la canaliser. Ces garçons, qui
voyaient un peu plus loin que la chasse au renard en habit rouge, recevraient
en héritage domaines et fortune. Comme leurs ancêtres, ils tenteraient d’agrandir
les premiers et d’arrondir la seconde. Aussi, n’était-ce pas seulement pour
prendre une assurance contre les colères prévisibles d’ouvriers, dont la
machine dérobe le travail quand la vapeur décuple la force musculaire, que les
rejetons les plus avisés des hautes classes tenaient des propos que leur père
qualifiait, au mieux de décadents, au pis de révolutionnaires.
    En se substituant à l’ouvrier, la machine lui avait fait
prendre conscience, puisqu’une mécanique peut accomplir ses gestes productifs
plus vite, plus longtemps et parfois mieux que lui, du peu de considération que
lui accordaient les industriels quand,

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