Romandie
à un an du mandat des législateurs ;
les socialistes à la Robert Owen, cet ancien commis drapier, devenu millionnaire
et magnat du textile, qui pratique un paternalisme sincère mais utopique, tout
en approvisionnant ses filatures avec le coton américain sea-island, cueilli
par des esclaves !
— Les réformateurs sont cependant plus sages et souvent
plus efficaces que les révolutionnaires, dit Axel.
— Sans doute, mais les idées qu’ils développent ne
pénètrent pas le peuple pour qui les philosophies, si elles meublent l’esprit
et portent à la réflexion, ne remplissent pas l’estomac de ceux qui ont faim. C’est
pourquoi les meneurs des associations ouvrières écrivent, publient, tiennent
meeting un peu partout et parfois, comme à Birmingham et à Newport, dressent
des barricades quand la police veut les disperser. Leurs demandes ne portent
plus seulement sur la durée du travail et les salaires, elles touchent
maintenant à la politique et au bouleversement de notre société.
— La misère est, en effet, mauvaise conseillère, c’est
ce que voulut dire lord Byron autrefois, répéta Axel.
— Mais il n’y a pas que la misère, ce chancre des
villes, monsieur. Il y a l’Irlande, dont les terres les plus fertiles
appartiennent pour neuf dixièmes à des Anglais, qui ne traversent le canal
Saint-Georges que pour aller empocher les fermages. Nous considérons l’Irlande
dans son ensemble comme un grand domaine agricole, fournisseur de blé et de
pommes de terre, une sorte de garde-manger, et les Irlandais comme nos manants,
corvéables à merci. Lord Melbourne pense que le seul devoir de son gouvernement
est d’assurer la sécurité des biens et des personnes et, comme il le dit
lui-même, « le respect des contrats », mais il devra, un jour ou l’autre,
faire face aux Irlandais révoltés.
— J’ai entendu parler de conflit politique entre
catholiques et protestants, dit Axel.
— Grâce à O’Connell cette bombe a été provisoirement
désamorcée en 1829, par l’Acte d’Émancipation. Les catholiques, qui constituent
la majorité de la population, ont enfin obtenu les mêmes droits civiques que
les protestants, qui détiennent fortune et commerce. Mais certains Irlandais
sont nés républicains, ils veulent une république irlandaise indépendante.
— J’ai aussi lu dans les journaux que la rébellion des
Canadiens français dans votre colonie du Canada s’est heureusement terminée, reprit
Axel, voyant Keith soucieux de présenter un bilan général de son pays.
— Là encore, tout n’est que partie remise. Un jour ou l’autre
les Canadiens se sépareront de la Couronne, comme les Américains en 1776. Il ne
leur manque qu’un Washington. La rébellion du haut Canada, qui avait commencé
en décembre dernier, a été jugulée en un mois, mais les rebelles, guidés par
Mackenzie, ont failli prendre Toronto, la capitale de la province. Vingt-trois
Canadiens ont été exécutés et quatre-vingt-trois envoyés au bagne, en Australie.
Quant à la révolte du bas Canada, qui compte cent vingt mille catholiques français
face à douze mille Anglais protestants qui, là encore, font la loi, détiennent
tous les pouvoirs, les richesses et le commerce, elle a un moment menacé
Montréal. Douze rebelles ont été pendus et cinquante-huit envoyés au bagne. Mais
ils sont devenus, pour les Canadiens français, les premiers martyrs d’une cause
qu’ils entendent bien faire triompher un jour. Lord Durham, nommé gouverneur
général de la colonie, a la prétention d’angliciser totalement le Canada. Il ne
connaît pas les Français ! Nous ne sommes jamais venus à bout des Acadiens,
malgré les déportations massives, les prisons et les spoliations.
— Pourquoi dire tout cela à un étranger de passage ?
N’est-ce pas une façon de me donner mauvaise opinion de votre pays ? On
dirait que vous n’aimez pas votre patrie, cher John.
Le visage de Keith s’empourpra et son ton devint véhément.
— Au contraire. J’aime passionnément l’Angleterre, dont
le rayonnement est universel. Je la veux donc exemplaire. Je veux que tous les
hommes de ce pays, du plus pauvre au plus riche, soient heureux et fiers d’être
des citoyens britanniques, libres et maîtres de leur destin. Tous les sujets
que nous avons abordés, je ne puis en discuter sereinement avec les gens de ma
classe, ni même avec mon père que j’aime et admire, ni avec mes frères ni au
club,
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