Romandie
siècle pratique qui, par l’avancement des sciences,
va faire passer nos sociétés du spéculatif intellectuel au concret trivial de
la vie quotidienne. Pour employer un mot neuf, que l’on commence à lire sous la
plume des polygraphes sorbonnards, ce siècle sera réaliste. Aujourd’hui, les
hommes ont soif de bonheur, plus que de gloire ou de pouvoir. Ils veulent l’égalité
de jouissance, même si l’inégalité de condition subsiste et subsistera !
— Mais qui donnera au peuple cette égalité de
jouissance dont vous parlez ? demanda, sourcils froncés, Pierre-Antoine
Laviron.
— Le peuple la prendra, sans demander avis à personne, cher
ami, répliqua Martin.
— Mais alors, ce sera…
— La révolution, parbleu !
— Pourquoi une révolution ? Les Vaudois ne sont
pas malheureux. Il suffit de les regarder. Ils mangent à leur faim, non ? Ils
vont danser et boire, les jours de fête, dit Flora.
Son mari lui jeta un regard de tendre commisération et Chantenoz
reprit la parole.
— Nous n’avons, dans notre petite société privilégiée, qu’une
vision très superficielle et incomplète des choses, Flora. Il y a, chez nous, beaucoup
de paysans malheureux et endettés, trop d’assistés et le nombre des indigents
augmente tous les mois. J’ai vu, à l’Académie, les derniers recensements. On
compte, dans le canton, dix-huit mille assistés, pour environ cent quatre-vingt
mille habitants. Soit un dixième de la population. Parmi les dix-huit mille
assistés, dix mille sont incapables de pourvoir à leur nourriture et mille cinq
cents se trouveraient en état de « pauvreté héréditaire », comme l’a
écrit un fonctionnaire, précisa le professeur.
— Mais comment en est-on arrivé là ? demanda Blaise,
intrigué.
— Les autorités disent que l’âge, la maladie, les
revers de fortune, des familles trop nombreuses, l’immoralité, l’imprévoyance, la
paresse aussi, la prodigalité chez certains, l’ivrognerie chez d’autres, constituent
les vraies causes d’indigence. Et cela coûte cher à la communauté, plus de
trois cent mille francs par an, mes amis.
— À Vevey, observa Axel souriant, les assistés sont, si
j’ose dire, plus gâtés qu’ailleurs. Ils reçoivent trente-huit francs cinquante
cinq, tandis qu’à Lausanne ils ne perçoivent que vingt-quatre francs quarante
et à Oron neuf francs trente-cinq seulement.
— Mieux vaut être pauvre à Vevey qu’à Oron, ironisa
Flora.
— Comme la situation devient préoccupante, le colonel
Nicollier, de Vevey, offre cent francs à qui fera la meilleure proposition « sur
les moyens de diminuer le nombre des pauvres ».
— Ce ne sont pas ces pauvres-là qui feront la
révolution ! Ce sont les étrangers que nous accueillons par charité !
lança avec humeur M me de Béran.
— Quand cessera-t-on de laisser entrer en Suisse n’importe
qui ! Que ces gens aillent faire la révolution chez eux, à Paris, à
Bologne ou à Turin mais qu’ils nous laissent en paix ! s’indigna Charlotte.
— Nous autres Vieux-Genevois, comme on nous appelle, qui
avons connu les horreurs de la Révolution genevoise de 1782, puis celles de la
Révolution française, l’annexion, les désordres du Directoire, avant d’avoir à
supporter les conséquences des guerres de l’Empire, nous sommes bien décidés à
ne plus laisser les étrangers fomenter des troubles chez nous, comme le firent
les Polonais en 1834. Ainsi, notre police surveille particulièrement un certain
Louis Duglas, fabricant de clefs de montres du quartier Saint-Gervais, chez qui
se réunissent des anarchistes lyonnais, qui ont fui leur ville après avoir
participé à la révolte des canuts. On dit que ces jacobins attardés se
rassemblent dans une salle obscure, éclairée seulement par deux bougies, et qu’ils
invoquent « l’esprit créateur et vivificateur, l’intelligence universelle ».
Ils se racontent, m’a-t-on dit, les entretiens privés qu’ils auraient avec les
esprits des philosophes défunts ! Un nommé Werner, encore un proscrit
allemand, ancien affidé des Illuminés de Weishaupt, remplit l’office de grand
prêtre. Tous les membres du groupe se disent ennemis déclarés de la royauté et
des privilèges sociaux. Ils veulent l’égalité sociale absolue, la mise en commun
de tous les biens. À cause de cela, on les appelle communistes, conclut le
banquier.
— Il faut aussi se défier des radicaux qui,
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