Romandie
n’avaient pas fixé un nouveau rendez-vous lors de
leur dernière réunion, ce qu’il évitait de faire de façon régulière, il se
rendait tôt le matin à Lausanne et convoquait sa maîtresse pour l’après-midi au
moulin. Ne lui avait-elle pas dit : « Pour vous, je serai disponible
à tout instant du jour et de la nuit. Je ne sors jamais de chez moi avant onze
heures le matin. » La seule concession – imprudente aux yeux de Louis
Vuippens – que Métaz avait faite, était de laisser à Marthe la clé du
moulin sur la Vuachère.
— Je ne veux tout de même pas traiter cette femme
estimable comme une fille de joie qu’on emmène à l’hôtel, avait rétorqué l’amant
de la veuve rousse.
Confortablement installé dans ce commerce égoïste, Axel se
sentait, paradoxe amoral, plus à l’aise que par le passé en présence d’Élise. À
Rive-Reine, son comportement de mari et de père gagnait en naturel. N’éprouvant
plus pour Élise ce désir de femme qui l’avait souvent tenaillé au moment de
leur séparation du soir, les rapports entre les époux étaient maintenant aussi
libres que ceux entre frère et sœur vivant sous le même toit. Ils avaient, peu
à peu, retranché de leur vocabulaire conjugal les mots tendres et puérils dont
usent, dans l’intimité, les couples unis.
Axel Métaz refusait de considérer l’équivoque de cette
sérénité dans laquelle il était installé.
Le 18 juillet, une colère soudaine de la nature alarma
les vignerons veveysans.
À neuf heures du matin, le vent du sud-ouest – que les
Veveysans nomment simplement le vent, comme s’il avait primauté sur tous les
autres – se mit à souffler, d’abord en rafales, puis d’urne façon continue,
atteignant tout à coup une force que, de mémoire de Vaudois, on ne lui avait
jamais connue. Le lac en fureur se hérissa de vagues de vingt à trente pieds
qui, déferlant sur les berges, les entamèrent avec fureur, faisant s’effondrer
les remblais, creusant des brèches, abattant des arbres. Le flot, escaladant la
terrasse-jardin de Rive-Reine, enfonça deux portes-fenêtres, roula des graviers
jusque dans le salon, vint rebondir au bas de l’escalier intérieur. Bientôt, une
pluie d’orage, drue et cinglante, ajouta, sous un ciel obscurci par des nuages
d’encre, à la frayeur des riverains. Toute la famille Métaz s’était déjà
réfugiée au premier étage. Françoise gémissait et priait. Il ne pouvait s’agir,
d’après elle, que d’un signe avant-coureur de l’Apocalypse, de la fin du monde.
Le maître de maison, aidé de Lazlo et Marie-Blanche qui n’avaient pas peur ces
éclairs, risqua une sortie et réussit à fermer les épais volets de bois du
rez-de-chaussée. Axel et le Tsigane coururent ensuite jusqu’aux écuries où les
chevaux, affolés, ruaient dans les bat-flanc, l’eau jusqu’aux paturons, douchés
par les gouttières ouvertes par la tempête entre les tuiles disjointes du toit.
Bien qu’Élise, serrant contre elle le petit Bertrand, apeuré,
eût demandé à son fils aîné de s’éloigner de la fenêtre, Vincent, debout sur
une chaise, le nez collé à la vitre de la salle d’études, en haut de la maison,
était seul à trouver le spectacle réjouissant. Le petit garçon à l’œil vairon, qui
aurait sept ans en décembre, battait des mains chaque fois qu’une vague plus
forte que les autres submergeait, dans le jardin, le bassin aux dauphins où flottaient,
démantelées, les chaises de jardin.
— Ça, c’est le Bon Dieu qui se met en colère. Peut-être
veut-il avertir les bambins qui n’obéissent pas à leur maman, dit Françoise en
obligeant le petit garçon à descendre de son perchoir.
L’effronté Vincent haussa les épaules.
— C’est pas le Bon Dieu, c’est le vent. Papa l’a dit
tout de suite, ce matin. Il a dit : « Avec ce temps trop chaud, si le
vent se lève, nous aurons un orage et ça pourra faire du mal dans les vignes. »
Faut penser au raisin, tiens ! conclut l’enfant.
Vers midi, la tempête se calma et les eaux du lac libérèrent
les berges. Le soleil glissa bientôt, entre les nuages en déroute, des rayons
qui asséchèrent les flaques. Déjà, tout Vevey était dans les rues pour
constater les dégâts, qui paraissaient importants. L’eau du Léman, refluant
dans les venelles et sur les places proches de la rive, y déposait en se
retirant des nappes de boue et de gravier. De nombreuses caves étaient
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