Romandie
Constitutions. »
Chantenoz fut le premier à s’insurger.
— Mais c’est rétrograde en diable ! Il est temps
de comprendre que le monde a changé, Élise. Nous traînons encore d’étranges habitudes,
dont il faudra bien se débarrasser, de crainte de passer pour des attardés de
la civilisation. Déjà, notre méfiance à l’égard des chemins de fer nous fait
traiter de timorés par toute l’Europe ! Et ce n’est pas tout ! Un
exemple veveysan : comment conçoit-on, à l’époque du télégraphe électrique,
de l’éclairage au gaz des cités, que nous entretenions encore, dans nos villes,
un guet de nuit ? À Vevey, quatre citoyens sont encore payés par la
municipalité pour dormir le jour et troubler, la nuit, le sommeil de leurs
contemporains. Chaque heure, sous prétexte d’assurer les citoyens que tout est
calme, ils poussent des cris de sauvages, annoncent l’heure écoulée et invitent
ceux qu’ils ont brutalement tirés du sommeil à se rendormir, jusqu’à ce qu’ils
les réveillent à nouveau… une heure plus tard !
— Et cela coûte mille six cent soixante francs par an !
précisa Vuippens.
— À Lausanne, comme à Genève, il n’y a qu’un guetteur, posté
sur la tour de la cathédrale. Il est surtout là pour alerter les pompiers en
cas d’incendie, observa Blaise.
Charlotte, plus indulgente que Martin, se souvint d’un poème,
publié par un défenseur du guet :
Guet, pauvre guet, tu cries :
Trois heures ont sonné.
Malgré le
froid, tu t’appuies
Et tu essuies
La sueur sur ton front sillonné !
On applaudit en riant la diseuse et la sortie d’Élise contre
le progrès eût été oubliée si Alexandra, qui d’habitude ne se mêlait pas aux discussions,
n’était intervenue.
— Puisque le professeur Chantenoz s’intéresse aux
chemins de fer, je puis lui apporter quelques précisions récentes. La France, notre
voisine, possède déjà quatre cent trente-quatre kilomètres de voies ferrées et
l’Angleterre plus de deux mille. Et il est vrai qu’en Suisse nous en sommes
encore à nous interroger sur l’utilité d’une telle invention, dit la jeune fille.
— On déplore trop d’accidents ! Des déraillements,
même des collisions. Ce n’est pas encore un moyen de transport sûr, décréta
Aricie.
— Chaque jour, la sécurité fait des progrès. Les
Anglais ont mis au point un système de sémaphores qui, en bout de ligne et à
tous les embranchements, indique au conducteur si la voie est libre. Bras du
sémaphore levé, ligne fermée ; bras incliné à quarante-cinq degrés, prudence ;
bras abaissé, toute vitesse autorisée. Et la nuit, c’est un code lumineux par
lanternes. Lumière blanche, voie libre ; lumière rouge, danger ; lumière
verte, avancer prudemment. Depuis que ce système est en vigueur, il y a
beaucoup moins d’accidents, expliqua Axel.
— Et, depuis peu, une invention que les Anglais nomment block system empêche deux trains se trouvant sur la même voie, dans l’espace
qui sépare deux signaux, de se rencontrer ou de se rattraper, compléta
Alexandra.
— Notre Alexandra croit, comme moi, au développement du
chemin de fer à l’échelle européenne, intervint Pierre-Antoine, pour soutenir
sa fille adoptive.
— D’ailleurs, des Genevois qui disent n’y pas croire
achètent des actions des compagnies étrangères, n’est-ce pas ? reprit la
jeune fille, invitant le banquier à prouver son assertion.
— Eh oui ! C’est le cas de notre cher Rodolphe
Töpffer. Vous vous rappelez qu’il a publié, en 1838, un pamphlet intitulé Du
progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois et les maîtres d’école [145] dont une des
premières phrases m’avait assez frappé pour que je la retienne : « Progrès
et choléra, choléra et progrès, deux fléaux inconnus aux anciens », écrivait-il.
Eh bien, il a demandé à son banquier de lui acheter des actions des chemins de
fer de Birmingham, Derby et Manchester. Un homme qui déteste les chemins de fer
peut ne pas détester, en revanche, de gagner des « écus luxuriants »
en plaçant son argent sur l’engin abhorré [146] !
Laissant Genève à ses incertitudes politiques, que Chantenoz
voyait déboucher sur une de ces révolutions qu’il aimait à prédire Lausannois
et Veveysans regagnèrent leurs pénates.
Si l’on ne parlait pas, à Vevey, de bouleversements
constitutionnels, on discutait ferme, en revanche, des impôts
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