Romandie
il n’avait aucune sympathie pour la vieille
bonne des Delariaz, qui portait encore le bonnet blanc tuyauté des paysannes en
service à la ville et considérait les hommes au regard vairon comme des envoyés
du démon ! Calviniste intransigeante, elle avait désapprouvé le remariage
du pasteur Delariaz avec une riche Bernoise, dont elle soupçonnait les ancêtres
juifs de s’être convertis au protestantisme par prudence et intérêt. Avec la
même subtilité, elle considérait M. Métaz comme le suborneur qui avait
séduit, au mauvais sens du terme, sa pieuse maîtresse.
— Très bien. Je trouverai une autre occupation pour
Zélia. Car tel est le nom de cette Tsigane, issue d’une tribu royale des
Carpates Blanches, et que les Anglais déportèrent fort injustement, dit Axel d’un
ton sec, croyant démontrer ainsi à sa femme que sa protégée ne devait pas être
mise au rang des voleuses de poules et des diseuses de bonne aventure.
— Si elle est robuste, faites-en donc une lavandière, répliqua
Élise, désinvolte, au moment où son mari quittait la chambre.
Axel avait décidé d’attendre que la Tsigane eût repris des
forces pour l’interroger. Grâce aux soins de Vuippens, qui lui pardonna sa
fugue et lui manifesta de la sympathie, Zélia fut sur pied dans le même temps
qu’Élise. Mais avant de présenter l’ancienne suivante d’Adrienne à sa femme, Axel
voulut tout connaître de la vie qu’avait menée la Tsigane depuis que les juges
anglais l’avaient condamnée, en 1831, à la déportation. Non sans réticences et
avare de détails, elle résuma en quelques phrases des années d’humiliation et
de souffrances.
— J’ai d’abord été envoyée sur un ponton pourri, habité
par d’énormes rats, ancré dans l’embouchure de la Tamise. C’est là que les
femmes condamnées aux travaux forcés attendent d’être embarquées pour l’Australie,
où se trouvent les bagnes anglais [58] ,
commença-t-elle en prenant la main d’Axel entre les siennes, comme si ce
contact rassurant facilitait l’évocation d’un passé inénarrable.
— Et tu n’as pas tenté de t’évader avant la déportation ?
s’étonna Axel, qui connaissait le courage et l’audace de la rusée Tsigane.
— Deux fois, je me suis jetée à l’eau et, deux fois, j’ai
été repêchée par des sales marins du commerce, qui m’ont ramenée au ponton pour
une bouteille d’alcool. C’est la prime offerte par les gardes-chiourme aux
chasseurs de forçats évadés !
— Tu as donc été transportée en Australie ! Quel
voyage ce dut être ! s’apitoya Axel pour relancer les confidences de Zélia,
déjà renfrognée au rappel des évasions manquées.
— Long, très long voyage. Nous étions trente-deux
femmes au départ de Londres, la plupart des Irlandaises, épouses ou complices
de révoltés politiques qui avaient tué des soldats anglais. À l’arrivée, nous n’étions
plus que huit. Les autres, mortes du scorbut pendant la traversée, avaient été
jetées par-dessus bord ! Nous, les rescapées, devions être attribuées
comme ouvrières ou domestiques, à des colons. Moi j’ai été allouée à un riche
éleveur de moutons et conduite en Tasmanie. Et là, j’ai pas été malheureuse. J’ai
d’abord gardé les enfants en cardant la laine, puis on m’a fait venir à la
maison de maître pour faire la cuisine et le ménage, car l’épouse du colon, une
Galloise stupide, laide, paresseuse et ivrognesse, ne faisait que boire, dormir
et houspiller son mari et ses enfants. Bref, je me suis très bien entendue avec
mon maître, trop bien, même, d’après certains jaloux qui me tournaient autour
des jupes. Jusqu’au jour où la femme saoule est tombée dans l’abreuvoir et s’est
noyée. Des bergers gallois allèrent raconter au shérif que c’était moi qui
avais poussé la femme dans l’abreuvoir et même que je lui avais tenu la tête
sous l’eau.
— Et tu n’as pas fait ça ? demanda Axel, persifleur.
Connaissant les mœurs primitives des Zigeuner, le fait ne l’eût
pas étonné.
— Sûr qu’elle s’est noyée toute seule. Elle aimait se
mirer dans l’eau de l’abreuvoir et, quand elle était ivre, elle tombait souvent
sur le nez. Pas eu besoin qu’on la pousse ! expliqua Zélia.
— Mais on t’a soupçonnée tout de même, insista Axel.
— Tiens ! bien sûr. Là-bas, on met toujours le
vilain sur le dos des déportés. C’est commode pour la justice.
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