Romandie
s’agenouille et
récite d’étranges patenôtres dans une langue incompréhensible. Elle voulait
même suspendre au berceau une médaille portant une tête de mort avec une rose
dans les dents. Cet attribut macabre m’a donné le frisson et j’ai chassé Zélia
de la chambre. Bien qu’elle m’ait assuré, la main sur le cœur, qu’il s’agissait
de l’effigie d’un saint, vénéré des Tsiganes de sa tribu et protecteur des
enfants, j’ai eu peur qu’elle ne jette un sort à notre petit. Je vous en prie,
éloignez-la de chez nous !
Axel sourit, et se garda bien de nommer et de cautionner
devant Élise ce saint Pertinent, ignoré de tous les calendriers. Comme il souhaitait,
avant tout, maintenir la quiétude de son foyer, il promit de réfléchir à l’affaire
et s’en fut, pour respecter la tradition, remplir un tonnelet de trente litres
de son meilleur vin, qui serait bu lors de la confirmation de son fils, étape
capitale dans la vie d’un protestant.
C’est en février 1835, alors que les fêtes de fin d’année
étaient oubliées, que tout fut résolu.
Alexandra, d’une maturité exceptionnelle pour ses douze ans,
avait mal vécu l’arrivée triomphale de l’enfant d’Élise à Rive-Reine, la présence
de l’innocent intrus, dont on venait de découvrir qu’il aurait le regard vairon
comme son père et son grand-père, la contrariait de plusieurs manières. Non
seulement le nouveau-né mobilisait toute l’attention d’Élise, ce dont elle se
serait accommodée, mais il écourtait les moments qu’Axel consacrait d’ordinaire
à sa filleule pour monter à cheval, jouer aux cartes ou pêcher en barque.
Intelligente, lucide et sensible, Alexandra ressentait telle
une insuffisance coupable son incapacité à aimer l’enfant qu’on lui présentait
comme un frère.
Alors que toute la maisonnée se réjouissait, la filleule d’Axel
s’était mise à pleurer quand, avec fierté, M me Métaz lui avait
présenté son fils. Ces larmes, qualifiées d’inconvenantes par la jeune mère, avaient
valu à la fillette d’être traitée de petite dinde par son parrain. Bien que ce
dernier l’eût plus tard consolée en l’appelant « ma fille unique » et
en l’assurant qu’elle n’était pas « une orpheline recueillie par charité »,
comme elle l’avait dit à Aricie Chantenoz, Alexandra boudait depuis ce jour-là.
Françoise, seule domestique autorisée à langer le nouveau-né,
dit un jour à Élise qu’elle craignait que la fillette ne fît du mal à l’enfant.
Pressée de s’expliquer, la vieille femme affirma devant ses maîtres, sur un ton
plaintif et alarmiste, avoir vu Alexandra « se pencher sur le petit avec
un regard étrange » ! Élise ne dit mot, Axel haussa les épaules.
En revanche, la fillette et la Tsigane s’étaient plu dès la
première rencontre. Peut-être parce que toutes deux, à des degrés divers et
sans que les sentiments qu’elles inspiraient à Élise fussent comparables, se
sentaient maintenant de trop dans cette maison.
Axel, en quête d’un travail pour Zélia hors de Rive-Reine, n’avait
essuyé pendant deux mois que des refus. Personne, à Vevey, où Lazlo suscitait
encore la méfiance des commerçants, ne voulait employer une gitane « voilée
de noir comme une musulmane », disaient les bourgeoises, qui n’en étaient
pas à une confusion près. Les racontars de la mère Chatard n’étaient pas
étrangers à ce rejet. Vingt fois, en améliorant son récit, cette caqueteuse
médisante avait raconté l’échange, à ses yeux inconvenant, qui avait eu lieu
sous sa fenêtre, la nuit même où M me Métaz avait mis son enfant
au monde. La commère donnait à entendre que cette concomitance portait en germe
quelque malheur imprévisible. Un siècle plus tôt une telle assertion eût suffi
à envoyer Zélia au bûcher.
La Tsigane, remise de ses épreuves, ressentait cet
ostracisme comme une injure pour les Métaz. Son regard sombre prenait une intensité
cruelle et méprisante quand une passante la dévisageait comme si elle eût été
une goule. La méfiance instinctive qu’elle inspirait aux gens s’amplifia encore
le jour où, sur les conseils de Pernette, qui l’avait prise en affection, elle
abandonna sa longue jupe et son voile noir pour se vêtir comme les autres
femmes. En découvrant que Zélia était une jolie fille, aux traits fins, au
teint mat, à la démarche souple et chaloupée, dont la longue toison de
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