Sachso
les trois équipes qui s’affairent autour des bétonneuses voraces : les porteurs de sacs de ciment, les pelleteurs de sable, les pousseurs de bennes de mortier ! Le rythme est aussi infernal dans les équipes d’arasement des collines, pour remplir des wagonnets de terre, les rouler au pas de course, épandre leur chargement et niveler le sol. Une courte pause à midi pour avaler une soupe très liquide apportée sur place et le kommando du Fuchsbau est toujours le dernier à rentrer le soir au camp.
Le seul instant de repos est le dimanche après-midi… Sauf corvées imprévues, par exemple décharger des péniches de sacs de ciment au port de Furstenwalde. Ceux de Bad-Saarow redoutent ce travail. Passe encore d’être sur la péniche et de charger les sacs sur l’épaule d’un camarade, ou de rester sur le quai et de remplir les remorques, mais chacun appréhende de faire la navette entre le bateau et la terre. Avec le ciment sur le dos, ceux-là doivent emprunter une passerelle de planches, large d’environ un mètre cinquante, qui monte avec un angle de 30, voire de 40°. Seuls points d’appui où caler les pieds, des lattes transversales clouées tous les trente à quarante centimètres. Un de ces sombres dimanche après-midi, Robert Baur a déjà escaladé la rampe plusieurs fois quand, à un nouveau voyage, il manque la première traverse et chute avec son sac de ciment.
« Le S. S. de service au pied de la rampe m’insulte, me frappe à coups de pied, à coups de cravache en caoutchouc dur…
« Agité d’un sursaut d’orgueil, envahi par la rage du désespoir, je me ressaisis. Malgré les coups qui continuent de pleuvoir, je réussis tant bien que mal à reprendre le sac abîmé et à le hisser jusqu’au quai. Tout ensanglanté, je n’en suis pas moins contraint à poursuivre le déchargement avec les autres.
« Je l’ai échappé belle mais depuis, et pour le restant de mes jours, mon cou en porte les traces. Heureusement qu’en moi s’est produit un déclic d’énergie, de volonté qui, comme l’on dit, renverse des montagnes, sinon je ne serais plus de ce monde. Je pense sincèrement et je crois que tous ceux qui survivent à ce cauchemar sont de mon avis : quiconque, pour une raison ou pour une autre, ne peut pas ou ne sait pas surmonter une défaillance même passagère est irrémédiablement perdu. »
André Allen, venu au kommando de Bad-Saarow avec Jean Hamon, de Boussois (Nord), est bientôt affecté en permanence à l’équipe du port : « C’est très dur, mais la Providence est avec nous, car au fond des péniches on trouve des grains de blé ou d’autres graines. À l’aide d’un clou on les sort des interstices du plancher et on remplit notre poche. Cela nous permet d’en grignoter toute la journée à condition de ne pas nous faire remarquer de nos gardiens.
« Ceux-ci restent sur le quai. Ils discutent avec des civils que nous regardons avec envie tirer sur de gros cigares. Un jour, l’un d’eux jette son mégot près de nous. Un détenu veut le ramasser mais à ce moment-là le S. S. lui décoche un grand coup de pied, qui le précipite dans le fleuve, où le malheureux coule aussitôt sans que nous puissions rien faire. C’était en hiver, il faisait très froid ; celui qui aurait plongé était voué, lui aussi, à une mort certaine…
« À la veille de Noël 1943, un autre civil relève nos matricules et nous donne un bout de papier en disant : “Un mark-cantine !” Le lendemain, au camp lorsque la cantine ouvre enfin après une longue attente et que je donne mon mark, on me demande d’étendre la main et l’on y verse une cuillerée à soupe de moutarde. Voilà, c’était ça, la cantine ! C’était ça Noël ! »
Ce régime impitoyable amenuise le petit groupe des Français, où le professeur Maurice Dirand essaye d’oublier sa fatigue en philosophant avec René Paty, ancien chef de cabinet de Jean Zay, ministre du Front populaire et Augustin Malroux, ancien député socialiste d’Albi.
Des malades partent pour le Revier du grand camp, d’autres y sont appelés à la Politische Abteilung et ne reviennent pas. Rares sont les moments où l’enfer s’éclaire un peu, tel en ce jour de décembre 1944, quand les Français qui ont subi leur quarantaine à Neuengamme reçoivent les lainages qu’ils avaient dû laisser là-bas et qu’ils avaient été autorisés, en octobre, à réclamer. Robert Baur retrouve ainsi son sac
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