Sachso
m’appelle pour la douche et, cinq minutes plus tard, toujours en tenue d’Adam, sans le moindre torchon pour me sécher, me revoici devant le spectacle macabre. Mais où donc ai-je vu ce visage qui dépasse du tas ? Je ne le saurai jamais. Le corbillard arrive, en l’occurrence une charrette à bras sur laquelle sept cadavres sont jetés pêle-mêle. Les quatre derniers feront sans doute l’objet d’un second voyage. Durant le trajet, l’un d’eux glisse et choit sur le sol sans que les transporteurs s’arrêtent pour autant : ils le ramasseront au retour. »
Jacques Placet, quand il est infirmier au Revier V de Sachsenhausen, confirme l’importance de l’hécatombe et souligne au passage le souci d’« ordre » qui anime les responsables du camp : « Les morts, déshabillés de leurs vêtements récupérés, sont stockés dans les lavabos et soigneusement marqués de leur numéro sur la plante des pieds. Couchés tête-bêche par rangs de dix superposés, ils forment une pile bien nette et facile à contrôler lors des appels. Leurs rations sont prélevées automatiquement au profit du chef de block. Le rythme des évacuations sur le crématoire est de quarante à cinquante par semaine. La charrette du crématoire enlève les morts mais parfois aussi les mourants. Je vois de ces hommes crier : “ Ich bin nicht tot !” (Je ne suis pas mort) et les préposés leur répondre : “Ne t’en fais pas, tu le seras bientôt.” »
Des lavabos au crématoire, des lavabos à la Pathologie, puis au crématoire, la chaîne des morts ne s’arrête pas. Sauf les derniers jours précédant la libération du camp, quand Jean Bezaut est précisément hospitalisé pour dysenterie :
« Je suis faible, très faible ; j’ai terriblement maigri en quelques jours et mon moral descend à la vue des cadavres qui s’accumulent dans les lavabos, squelettes nus, couverts de déjections. Depuis peu on les entasse, on les empile par couches de dix en équerre, pour faire des piles de cent.
Le numéro est marqué sur la plante des pieds pour permettre les décomptes et satisfaire les besoins de la bureaucratie. Le crématoire ne fonctionne plus : on se contente d’empiler les morts… »
Jusqu’au bout, la macabre comptabilité sera tenue comme elle l’était depuis le début, y compris en ce mois d’avril 1943, quand Louis Péarron est à la recherche de nouvelles de son ami Philippe Pouch, entré au Revier de Sachsenhausen : « Pendant trois jours je rôde autour du Revier et questionne les malades français sortant de l’infirmerie, car je veux à tout prix porter secours à Philippe, mon meilleur compagnon de combat !
« Le troisième jour, j’apprends par un déporté qui porte le cahier des malades à la Schreibstube (secrétariat) que deux Pouch sont morts, bien que ce nom ne soit pas courant. Je suis atterré… Je veux en avoir la certitude…
« Je suis déjà entré au Revier par la porte ouvrant vers le crématoire et, au risque du pire, je pénètre à l’intérieur.
Je trouve un cahier indiquant les morts récents. J’y lis : le 9 avril 1943, Pouch Philippe ! je lis très mal l’allemand, mais, cela, je le comprends.
« La mort dans l’âme, je quitte cet endroit sinistre et rentre à mon block en portant ma très grande peine. »
Selon les statistiques des S. S., 204 537 détenus allemands et déportés d’une vingtaine de pays ont été enfermés au camp d’Oranienburg-Sachsenhausen entre le 12 juillet 1936 et les derniers jours d’avril 1945, et 100 167 d’entre eux y sont morts. Mais cela ne saurait suffire à donner la véritable mesure des crimes commis, car ces chiffres sont sous-estimés et, à de rares exceptions, les exterminations massives de déportés d’Oranienburg-Sachsenhausen n’ont pas été faites sur place mais dans d’autres camps à l’occasion de ces transports vers Dachau, Lublin-Maïdanek, Auschwitz, Bergen-Belsen, etc., si redoutés des malades et des affaiblis dont on vidait périodiquement les Reviere et les Blocks-Schonung.
Le docteur Coudert retrace le monstrueux procédé : « De temps à autre, quand les Reviere sont encombrés et la mortalité pas assez rapide, on demande la liste des “chroniques” Cette liste est établie par les médecins S. S. ou, sur leur ordre, par les médecins détenus. Elle contient les grands malades jugés inguérissables.
« Les malades sont hissés au vu de tous les kommandos dans des
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