Sachso
Frau Kroschwald et munie de “ma” photo, je me mets en route. Mais j’ai à peine fait trois cents mètres que mon sang se glace. Sur la route rectiligne qui traverse les champs, une patrouille de S. S. vient à ma rencontre, baïonnette au canon. Ils sont à la recherche des fugitives de la veille. Ils me demandent d’où je viens, où je vais, veulent voir mes papiers… Je n’ai pas le choix. Je récite ma leçon sans sourciller, poussant le raffinement jusqu’à prendre l’accent silésien d’une de nos surveillantes que j’imitais parfois pour amuser mes camarades… Ils me croient et me laissent aller en direction du village et de sa mairie.
« Soudain, je devine plutôt que je ne vois un groupe de couleur gris-bleu qui se meut au loin. Je comprends qu’il s’agit de détenues qui se sont fait reprendre. J’ai si peur que je renonce à poursuivre mon chemin. Je m’assure que les S. S. ont disparu et me hâte de regagner mon refuge. J’attendrai six jours pour faire une nouvelle tentative qui, cette fois, réussit au-delà de mes espérances.
« Une employée me délivre une fiche d’état civil – que j’ai toujours – au nom de Léni Weisser. Pendant que je la signe en écriture gothique, pour faire plus vrai, elle me dit, sans doute pour me faire plaisir : “Vous savez, dans le bureau voisin où vous allez toucher vos tickets, il y a une dame de Breslau.” – “Ah, oui”, dis-je en prenant un air intéressé, mais dans le couloir, je m’interroge sur ce que je répondrai à cette “compatriote” si par hasard elle me déclare habiter aussi dans cette rue Mozart où je prétends demeurer.
« Faisant taire mon angoisse, j’entre dans le bureau. Deux femmes sont là, assez amorphes. Laquelle des deux est de Breslau ? Je ne le sais pas, mais personne ne me demande rien. Serrant très fort la table pour cacher le tremblement de mes mains, j’essaie de paraître indifférente. Progressivement, je me rassure et, quand je vois l’employée, tampon de caoutchouc levé pour apposer la mention “périmé” sur les tickets des trois premières semaines de mars, j’ai assez de présence d’esprit pour supplier qu’on me laisse toutes les rations du mois. J’argue que cela fait plusieurs semaines que je vis aux crochets d’autrui, que j’ai bien faim… L’employée a un regard compréhensif et me tend toutes les feuilles intactes.
« En rentrant, ma bonne vieille me fait fête, mais je veux aussi gagner quelque argent pour ne pas trop peser sur son maigre budget. Présentée à tout le voisinage comme la cousine Léni, je me mets à la couture, taillant dans les vieux pantalons de leurs pères des culottes courtes pour les bambins du quartier. Je repasse des plastrons empesés à la prussienne pour les clients de Frau Kroschwald et je l’aide à laver leur linge. À qui veut l’entendre, et même à sa propre fille qui habite à cinq cents mètres de là et n’y comprend rien, ma protectrice dit qu’elle a beaucoup de chance de m’avoir et chante mes louanges : “Ce que ses yeux voient, ses mains le font.” Je voudrais crier que c’est moi qui ai eu la chance de ma vie d’être recueillie par cette excellente femme qui m’a probablement évité la pendaison. Mais il faut me taire. J’ai pourtant attiré son attention sur les risques qu’elle prend. Elle m’a répondu : “Ah, que voulez-vous qu’on fasse à une vieille femme de soixante-quinze ans ?” Il est vrai que pour moi qui ai vingt et un ans, cela représente l’extrême vieillesse et, tout en me reprochant de l’exposer à des représailles possibles, je ne suis pas loin de croire que son grand âge la rend quelque peu inconsciente. Il est vrai aussi qu’à partir de fin mars les autorités policières ont fort à faire sur ce territoire comprimé chaque jour un peu plus entre les fronts de l’Est et de l’Ouest. Pourtant, j’apprendrai plus tard, par des codétenues lorraines demeurées au camp, que l’on m’avait recherchée par radio après le bombardement du 15 mars !
« Les réfugiés affluent maintenant de plus en plus. Leur lamentable cortège défile, interminable, en direction du sud-ouest et de Berlin. Je suis bien tentée de fuir moi aussi dans cette direction ; mais qu’y aurait-il au bout de ce nouvel exode ? Je pense finalement qu’il est plus sage de demeurer sur place, d’attendre le passage du front et de refaire ensuite les huit kilomètres qui me séparent
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