Sachso
sifflent à mes oreilles. Soudain je m’aperçois que des survivants réussissent à franchir le réseau de barbelés. Je m’élance à mon tour au-devant de la liberté, protégé quelque peu du mitraillage qui se poursuit par l’épaisse fumée du baraquement qui brûle.
À quelques pas, je distingue un S. S. rageur : son arme s’est enrayée.
« Après de longues minutes d’efforts, je me trouve de l’autre côté des barbelés. L’instinct de conservation m’a préservé de la souffrance, j’ai franchi l’obstacle pieds nus. Je suis blessé… et pas encore sorti d’affaire, car les S. S. organisent la chasse aux fuyards, une cinquantaine environ. À nouveau, les balles, des corps qui tombent. Je suis assez heureux pour échapper au carnage et me retrouver bientôt avec deux camarades : Godefroy, de Tours, et Leclerc, de Paris. Pieds nus et en sang, nos habits rayés en lambeaux, nos visages crispés par la terreur, nous continuons à fuir. Protégés par un talus, nous courons jusqu’à une gare où des machines et des wagons sont alignés sur des voies de triage. Sans hésiter, nous montons à bord d’une locomotive abandonnée, ouvrons la porte du foyer et nous nous glissons tous les trois à l’intérieur pour échapper aux recherches des S. S. En effet, ces derniers ne tardent pas à arriver et fouillent wagons et locos. L’un se hisse dans la cabine de notre machine. Arme au point, prêt à tirer, il passe à quelques centimètres de nous et redescend sans avoir rien vu, sans se douter de quoi que ce soit.
« Le calme revient avec la nuit. Pourtant, on entend encore quelques coups de feu, le canon qui gronde au loin, des vagues d’avions qui se succèdent, la terre qui tremble dans un bruit sourd : c’est la guerre qui continue.
« Toute la journée qui suit, nous restons terrés dans notre tanière d’acier. Mais, à la nuit, nous décidons de sortir : il faut manger…
« Nouvelle et désagréable surprise, nous ne pouvons ouvrir la porte du foyer de la loco. L’opération ne peut s’effectuer que par un levier extérieur. Notre cachette est devenue prison. Alors que nous commencions à respirer l’air de la liberté, allons-nous être condamnés à mourir de faim ? Non, car la providence prend soin de nous. Leclerc est chauffeur dans les chemins de fer, il connaît les locomotives. Sous sa direction, nous dégageons le mâchefer au-dessus de la grille et retirons celle-ci. Par l’ouverture du cendrier, notre camarade se glisse sur la voie et remonte sur la machine ouvrir la porte de notre geôle.
« Pour la première fois depuis près de trois ans nous sommes libres. Au clair de lune nous fêtons cela, non par superstition mais parce que nous avons faim, en mangeant un peu d’herbe. Puis nous reprenons la direction du camp, vers un champ où nous savons que des pommes de terre ont été plantées. Nous déterrons vite ce qu’il nous faut et revenons à notre cachette, péniblement. Les blessures de nos pieds nus se sont avivées, nous sommes épuisés et le chemin est tristement jalonné de plusieurs cadavres de camarades abattus dans leur fuite…
« Au lever du jour, nouvelle alerte. Nous entendons des pas. Quelqu’un monte sur la locomotive. Sommes-nous repérés ? Est-ce un S. S. qui rôde ? Non, ce sont des Français, S. T. O. d’un camp voisin, qui viennent chercher un peu de charbon pour faire leur cuisine. Ils nous confirment que nous sommes bien libres, cette fois. Nous nous regardons tous les trois, méconnaissables, couverts d’une couche de charbon mêlé au sang de nos blessures. Nous nous embrassons, nous rions, et nous pleurons aussi à l’évocation des centaines de camarades qui n’ont pu, comme nous, sortir de cette dernière et horrible épreuve. »
En même temps que les transports pour les usines Messerschmitt de Leipzig, cinq cents autres détenus quittent le kommando Heinkel le 20 juillet 1944. Après une première étape au grand camp de Sachsenhausen, dans l’enclos des prisonniers de guerre soviétiques, ils rejoignent en quelques heures de train, le 22 juillet, un petit camp annexé aux usines Junker de Schönebeck-sur-Elbe. Le 27 juillet, ils repartent pour un autre kommando Junker, à Halberstadt. Comme celui-ci dépend du camp de Buchenwald, les anciens de Sachsenhausen changent de matricules : ils deviennent des « 75 000 ».
Le 5 août, ils sont mis au travail dans l’usine que les Allemands veulent
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