Sachso
aura été la seule sur leur chemin de croix, sera aussi la dernière ?
Les convois se présentent à toute heure suivant les provenances et les aléas du parcours. Les arrivants de nuit sont le plus fortement impressionnés par la première vision du camp.
Sous les faisceaux des projecteurs un spectacle hallucinant frappe l’imagination de Couradeau : « Nous sommes dans un décor fantastique, irréel, effrayant, qui jette la désespérance dans nos cœurs. Une place immense de plus de quatre cents mètres de périmètre ; des baraquements dont les pignons s’ornent de mots en lettres gothiques ; des murs flanqués de miradors d’où la sentinelle surveille, le doigt sur la gâchette ; des barbelés électriques, des chevaux de frise, des panneaux significatifs, agrémentés de têtes de mort et de tibias, marquant la limite à ne pas franchir sous peine de mort. »
André Besson, André Franquet et bon nombre des entrants du 25 janvier 1943 s’interrogent sur la présence près de la porte d’entrée de cet homme au crâne rasé, à demi-nu, pétrifié de froid, les bras en croix avec un rutabaga dans chaque main. Ils ne peuvent imaginer qu’il va mourir, condamné pour un larcin insignifiant.
Dans la nuit du 9 au 10 mai 1943, Paul Cazeaux, dont le « transport » a franchi le Rhin le jour de ses dix-huit ans, se pose une question qui demeure, un temps, sans réponse :
« Mais qui sont ces personnages qui arrivent en courant, se mettent au garde-à-vous, à trois pas des S. S. ? » Il remarque la propreté de leurs pyjamas à rayures blanches et bleues qui ressortent sous la lumière des projecteurs : « Je me plais à penser qu’avec mes camarades je suis plutôt tombé dans un bon coin, puisque les personnes y ont des tenues de nuit et je savoure, par avance, le plaisir que j’aurai à les enfiler. »
De jour, André Boudin est d’abord saisi par le rigoureux alignement des baraques et la présence de quelques plates-bandes de fleurs, tout comme d’autres ont été en quelque sorte rassurés par les petits abris pour oiseaux disposés sous les pins avant l’entrée du camp. Mais quelques-uns, qui savent déjà, ne se font pas d’illusion.
Marcel Stiquel, de Versailles, revoit des images d’il y a quatre ans : « Le camp se présente à moi tel que je l’ai vu dans un reportage photographique en 1939. » À la même époque, René Bastan, de Pau, avait quatorze ans quand il avait lu en décembre 1939 une brochure à cinquante sous, La vérité sur les atrocités allemandes, qui reprenait des citations d’un « Livre blanc » publié en Angleterre. Le récit des horreurs à Dachau, Buchenwald et Sachsenhausen l’avait suffisamment marqué pour qu’il se souvienne maintenant de ce dernier nom qui résonne à ses oreilles de déporté de dix-sept ans et demi.
Tous sont surpris de l’odeur qui flotte dans l’air, sans qu’elle les alerte autrement, puisqu’ils en ignorent l’origine : le crématoire. Mais l’heure n’est pas à s’attarder en interrogations ou en supputations sur ce que sera la vie en ce lieu. Sans répit aucun, l’effroyable machinerie qu’est l’organisation concentrationnaire se met en marche avec une succession de lenteurs calculées et de précipitations effarantes.
CHAPITRE TROIS
UN AUTRE MONDE
FABRICATION DU HAFTLING
De l’interminable attente sous le vent toujours froid de Sachsenhausen naît une sourde angoisse qui s’installe dans les cœurs. Les détenus sont comptés, recomptés indéfiniment, sans cesse harcelés par des individus vêtus du fameux pyjama rayé qui s’avère être vite une tenue de bagnard. Le triangle et le numéro matricule apposés sur la veste, à gauche, sont là pour en attester. Les S. S. surveillent la scène à distance et viennent parfois distribuer des coups de schlague lorsqu’ils estiment que les gardiens en rayé ne font pas preuve d’un zèle suffisant.
Malgré leur douloureuse lassitude, les détenus commencent à découvrir, comme au travers d’un mauvais rêve, les premières images de cet univers qui va devenir le leur. Pourquoi quelque cent hommes hâves, décharnés, habillés aussi de rayé, un sac sur le dos, marchent-ils en chantant autour de la place d’appel ? Squelettiques, ployant sous leur charge, brutalisés par des gardiens particulièrement excités, ils portent aux pieds de magnifiques chaussures de cuir neuves. Qui, dans les rangs, pourrait comprendre le sens de ce
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