Sachso
à cœur joie et, à plaisir, allongent le calvaire de milliers d’êtres exténués, insensibles aux flamboyantes beautés des couchers de soleil brandebourgeois. Cela peut durer quatre, cinq et même sept heures, sous prétexte d’un dénombrement erroné ou pour tout autre raison. Il faut rester immobile, y compris quand il neige, pleut ou vente, et que le seul moyen de se réchauffer est d’agiter les épaules.
Gaston Bernard s’efforce de combattre l’engourdissement : « Nous rentrons harassés par notre journée, transis ou mouillés une bonne partie de l’année. Combien de fois, après avoir rangé mes vêtements trempés, j’ai dû les endosser le lendemain encore mouillés ! Un plaisir sadique anime les S. S., ils comptent, recomptent ; il y a toujours des erreurs. Si nous ne connaissions pas leur cruauté, on pourrait les prendre pour des ânes, incapables de faire des additions, mais nous savons que c’est un prétexte : le matin, il n’y a jamais d’erreur.
« Sur cette immense place balayée en permanence par le vent du nord qui vient de la Baltique, aucune colline ne coupe l’air glacial et c’est en grelottant que les vingt mille détenus figés fixent le court horizon limité par les murs du camp.
« Nous faisons tous face à l’allée centrale et je me trouve toujours dans la partie droite du camp. Je vois donc les baraques de l’infirmerie et la cheminée du crématoire qui nous rappelle notre fragilité, puis le ciel et les étoiles. Je n’ai jamais si longtemps contemplé les astres. Je me souviens d’avoir regardé la lune au ras du mur d’enceinte, puis d’avoir quitté la place alors qu’elle se trouvait très haut dans ciel. »
Marcel Couradeau se souvient d’un soir où un homme manquait au retour du kommando Speer : « En guise de punition, les S. S. nous laissent sur la place d’appel jusqu’à 22 heures au garde-à-vous sous la pluie, transis de froid et contraints de chanter. Des dizaines d’hommes s’effondrent, plusieurs succombent. Retrouvé le lendemain sous un tas de ferraille, le “manquant” est abattu sur place…
« Chaque kommando devant rentrer au complet de son travail, les morts de la journée sont ramenés pour être comptés avec les vivants. Une fois, j’en ai ramené un, suspendu par les pieds et les mains à un branchage porté à deux sur l’épaule. Ses yeux grands ouverts semblaient nous regarder et les pans de sa capote balayaient la chaussée…
« Les cadavres sont abandonnés en rentrant, à droite de la porte centrale. Chaque chef de block vient reconnaître les siens et les fait transporter à l’emplacement habituel pour l’appel. »
À l’exception des malades couchés dans les baraquements de l’infirmerie, tous les autres doivent être présents, et le docteur Leboucher, autour de lui, en voit beaucoup en plus mauvais état que les pensionnaires du Revier : « Les pauvres malheureux atteints d’affections graves : pleurésies, pneumonies, dysenterie, sont là ; des camarades les soutiennent debout, parfois ils meurent sur place, mais il faut – tant que l’appel n’est pas rendu – que les morts demeurent debout. Quand nous regagnons nos blocks, nous les laissons tomber à terre… et la petite voiture porte-brancard de la Pathologie vient les ramasser. »
L’appel du soir, le plus redouté, est le moment choisi par les S. S. pour la pendaison publique des détenus qu’ils ont condamnés à mort. Le gibet dresse sa sinistre silhouette au-dessus de la place : deux poteaux soutenant une poutre transversale à laquelle est attachée la corde avec sa boucle pendante au-dessus d’une planchette mobile qui repose sur deux taquets. Après lecture par un S. S. de la sentence de mort répétée en plusieurs langues et toujours conclue par… « sur ordre du Reichführer S. S. Himmler », le bourreau se saisit du condamné, l’aide à monter sur un escabeau, puis sur la planchette, lui serre la corde autour du cou, le nœud sur la nuque et saute à terre pour, d’un geste prompt, retirer un taquet de dessous la planchette qui tombe. L’agonie du condamné commence.
Combien dure-t-elle ? Marcel Couradeau ne peut le dire exactement : « Des secondes, des minutes, je ne sais, mais c’est une vision effroyable. Le corps est agité de terribles soubresauts qui diminuent peu à peu. Bientôt, ce ne sont plus que des tressaillements. La tête penche en avant, le corps pend comme un
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