Sachso
et 4 h 30 l’hiver, signalé par le tintement de la cloche, c’est d’abord, chaque matin, la prise de conscience de la brutale réalité du camp et le début d’une longue et douloureuse journée qui porte ses menaces dès la première minute.
À la baraque 66, Pierre Clément sait que la journée commence à coups de trique : « Le chef de block ne peut admettre que les détenus dont il a la charge se lèvent en retard. En caleçon, le bonnet de nuit en bataille, armé d’un seau d’eau, il se précipite au dortoir dès le signal du réveil ; il inonde le premier qu’il aperçoit encore au lit, puis, abandonnant son seau inutile, grimpe sur les grabats, la matraque à la main, et déloge les étages supérieurs. Puis, les fenêtres ouvertes, tout le monde, torse nu, se presse sous les cris vers les lavabos. »
Marcel Couradeau ne connaît pas un régime différent dans son block : « Le préposé au dortoir entre en hurlant, tire les couvertures et manie la trique avec vigueur. Vite, vite, debout, fais ton lit au carré, sans un pli. Dix fois, vingt fois au gré de ton tortionnaire il te faudra recommencer. Vite, vite, torse nu, ta serviette sur le bras, précipite-toi au lavabo. À la porte t’attend un autre préposé, toujours avec la trique. Vite, vite, essaie de faire une vague toilette, la tête sous le robinet ; à la sortie, on t’attend, courbe l’échine sous les coups qui pleuvent ; vite, vite remets tes loques, enfile tes claquettes. Vite, vite, prends ta place au réfectoire, avale ton jus de gland, cet ersatz nommé Kaffee. Dévore ta portion de pain noir, nauséabond et chargé d’eau. Surtout, ne le perds pas un instant du regard, sinon il va disparaître, se volatiliser. Et c’est très long et très dur une journée sans pain ! »
Déjà est venue l’heure du rassemblement, de cet appel appréhendé de chacun.
Marcel Couradeau y voit un rite à la fois solennel et redoutable, une vision de cauchemar impressionnant :
« Une heure après le réveil, nous nous alignons devant le block et nous sommes passés en revue par le Blockältester, qui administre les coups si la tenue n’est pas impeccable. Minutieusement, il nous compte et recompte, puis, sur une tablette protégée d’un verre à glissière, il inscrit l’effectif des détenus. Nous attendons en silence, au garde-à-vous, dans l’air glacial du matin, sous la pluie ou la neige. Enfin, la cloche sonne. Au pas cadencé, nous partons vers la place d’appel. Tous les projecteurs sont allumés ; l’escadron des Blockführer S. S. est au complet, massé devant l’entrée principale. Nous rejoignons la place assignée au block. Un silence pesant succède au martèlement des claquettes et des souliers sur le sol. Chaque S. S. s’avance vers son block, reçoit la tablette, nous compte à son tour. Les claquements de talons, à son passage, nous renseignent sur son approche. Le compte arrêté, il signe la tablette et la rend.
« Cette formalité remplie, un commandement retentit : “Stillgestanden !” (garde-à-vous !) suivi de “Mützen ab !” (bérets retirés !)…
« Très puissant, un immense projecteur s’allume au sommet du mirador de la porte d’entrée et vient découper un rond lumineux au centre de la place. Le commandant paraît. Ces bandits ont le sens, le génie du grandiose. Cette place tout illuminée, ces vingt mille détenus alignés dans un silence religieux et ce commandant qui s’avance, rigide, sanglé dans son uniforme, qui s’arrête et se dresse dans son auréole de lumière, tout comme un dieu, c’est un spectacle absolument hallucinant.
« Les chefs de block rejoignent au pas de course l’allée centrale, tablettes en mains et s’alignent suivant un ordre immuable. Le commandant fait un signe ; l’appel commence. Block après block, le Rapportführer pointe sur un tableau. Une cinquantaine de blocks, vingt mille détenus, jamais d’erreur !
« Le commandant se retire. En s’en allant, il emporte son soleil… Les lumières s’éteignent. »
La grande parade est terminée. Au commandement de « Mützen auf ! » , chacun se recoiffe de son béret. C’est la dislocation pour un nouveau regroupement, celui des kommandos de travail. Voilà pourquoi l’appel du matin n’est jamais très long, on a besoin des hommes sur les chantiers et dans les entreprises à l’extérieur du camp. Le soir, c’est une autre affaire. Les bourreaux s’en donnent
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