Sarah
sauve son honneur », Ichbi
Sum-Usur, j’ai déposé un foie devant ton père. J’ai déposé un foie devant le père
de ton père. J’ai déposé un foie devant ton bisaïeul. À tous les trois j’ai
demandé d’être présents pour l’oracle. C’est ce qu’ils savent que tu sauras,
Ichbi Sum-Usur.
Le visage émacié du devin était tout devant
Saraï. Son haleine laiteuse, un peu sure, la fit reculer. La main impitoyable
de Kiddin l’obligea à reprendre sa place. Dans un profond silence, le barù auscultait
son visage dans ses moindres détails. La concentration lui retroussait les
lèvres tel un fauve. Fascinée, Saraï regardait les gencives trop blanches, les
dents trop jaunes, les nombreux trous qui les séparaient. Elle fit de son mieux
pour ne pas montrer son dégoût et son appréhension. Autour d’elle on
n’entendait pas un souffle. Pas un frottement de pied, pas un claquement de
langue. Seulement le crépitement des copeaux sur les braises.
Sans crier gare, le barù poussa le
plateau contenant les entrailles contre la poitrine de Saraï. Elle en saisit
les bords. Il pesait beaucoup plus lourd qu’elle ne l’avait imaginé. Elle se
retint de baisser les yeux sur la chair vive et sombre.
Le barù s’écarta d’elle, recula de
plusieurs pas. Sans quitter Saraï du regard, il s’immobilisa près du foyer de
brique. À côté, il avait disposé la statuette de son propre dieu sur une table
de pierre. Sa barbe se mit à trembler sans pourtant que sa bouche frémisse.
Lentement, lentement, ses yeux se levèrent vers l’ombre du plafond. Puis il se
tourna vers son dieu. Ses bras s’écartèrent, son buste se plia en avant, sa
voix tonna, les faisant tous tressaillir :
— Ô Asalluli, fils d’Ea, mon seigneur
tout-puissant de la divination, je me suis purifié dans l’odeur du cyprès. Ô
Asalluli, pour Ichbi Sum-Usur ton serviteur, pour Saraï ta servante, accepte
cet ikribu. Rends-toi présent, ô Asalluli, écoute l’inquiétude d’Ichbi
Sum-Usur qui donne sa fille pour épouse. Écoute sa question et rend un oracle
favorable. Depuis ce mois kislimù, dans la troisième année du règne
d’Amar-Sin et jusqu’à l’heure de sa mort, Saraï sera-t-elle une épouse bonne,
féconde et fidèle ?
Le silence, épais, enfumé, retomba dans le
temple.
Rien ne se passa. Nul ne bougea. Saraï
sentit les muscles de ses épaules se durcir puis s’emplir de fines aiguilles.
Sa nuque peu à peu aussi douloureuse que si l’on y plantait une pointe de
flèche. Puis ce fut ses reins, ses cuisses, ses bras ! Tout son corps
raidi par le poids du plateau supportant les foies s’enflammait si bien qu’elle
crut qu’elle allait crier de douleur.
Le devin fut là, à nouveau tout près
d’elle. Il plaça ses mains sur les siennes. Des mains glacées dont la chair
était à peine assez épaisse pour protéger les os. Il retira le plateau d’un
geste sec. Saraï respira un grand coup. La douleur s’écoula hors de ses membres
ainsi qu’une eau fuyante. Dans son dos, il y eut des soupirs de soulagement. Pourtant
ni son père ni Kiddin ne cillèrent.
Le barù déposa les foies sur trois
cylindres de terre cuite entourant la statuette de son dieu. D’un grand sac en
cuir il retira des tablettes écrites, un foie de mouton en poterie vernissée.
D’un pas vif, il alla ôter la tenture qui obturait l’ouverture la plus proche
de la table. La lumière du jour bondit dans la pièce et joua dans les volutes
de fumée bleues épaisses comme des algues.
Alors qu’il revenait près de la table, un
bruit étrange l’immobilisa. Une sorte de chuintement, presque un sifflement.
Chacun se raidit, les yeux agrandis d’inquiétude. Le devin fixa les foies avec
intensité. Une bulle se formait sur celui de gauche. Puis le sang s’écoula
lentement sur le lobe. À nouveau le chuintement se fit entendre. Un murmure de
crainte courut sur les bouches. Saraï perçut contre son bras le tremblement de
son père.
Le devin avança d’un pas, avec précaution.
Le foie glissa du cylindre qui le supportait, se repliant tel un chiffon mou.
Alors qu’un cri d’effroi emplissait le temple, il tomba à terre.
Le silence les figea tous. Saraï n’osa pas
regarder son père. La peur lui serrait la gorge et les reins. Le devin, sans un
mot ni un regard pour l’assemblée, alla jusqu’à la table. Il inclina son corps
chenu, saisit le foie tombé au sol pour le déposer dans un panier vide près des
copeaux
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