Satan à St Mary le bow
l’homme qui se contenta d’appuyer sur ses rames, un rictus entendu aux lèvres. Il fut bientôt à Southwark, dédale de rues tortueuses et de maisons à colombages. Il s’écarta au passage d’un cortège funèbre : le porteur de croix en tête, récitait des litanies, suivi d’un héraut qui criait : « Réveillez-vous, vous qui dormez ! Priez Dieu qu’il veuille vous absoudre ! Les morts ne peuvent pas pleurer, priez pour leurs âmes quand vous entendez cette clochette dans la rue ! » La procession endeuillée avançait solennellement en marmonnant ses prières que couvrait presque le hurlement rauque des chiens errants.
Corbett la laissa passer et regarda autour de lui. Il restait quelques heures avant la tombée de la nuit, et Southwark était encore animé ; bientôt les nombreuses figures louches qui hantaient le quartier réapparaîtraient et reprendraient leurs commerces illicites et leurs trafics secrets. Dans leurs échoppes ouvertes s’activaient boulangers, potiers, pelletiers et autres petits artisans. Les prostituées étaient là, elles aussi — visages fardés, cheveux tressés et robes écarlates —, mais, étant donné l’heure, elles se faisaient aussi discrètes que possible. Corbett tourna dans une rue et se retrouva au milieu d’écrivains publics, d’enlumineurs et de vendeurs d’encre. Il demanda à l’un d’eux comment se rendre au Gâte-Sauce, mais les explications furent si confuses qu’il glissa quelques sous au bonhomme pour qu’il lui dessine un plan approximatif sur un bout de parchemin usagé et sale. Corbett arriva donc à un modeste bâtiment à un étage doté d’une perche à houblon et d’une enseigne grossière se balançant au-dessus d’une étroite porte en bois et proclamant que c’était là le Gâte-Sauce. Il essaya d’ouvrir, mais l’établissement était fermé. Il poursuivit donc son chemin jusqu’à une petite place où la foule se pressait autour de deux grands chariots sur lesquels on avait posé quelques planches. Tout autour de la place s’élevaient des échafaudages sommaires d’où pendaient d’épaisses tentures ornées de motifs religieux et d’autres moins religieux : jongleurs, diablotins blottis et entortillés dans d’énormes vignes, lapins combattants des chevaliers, textes sacrés démesurément allongés pour devenir des créatures fantastiques à long cou, moines montrant leur postérieur en grimpant sur des tours gardées par des dragons au crâne tonsuré, prêtres à tête de chèvre pourchassant des nonnes à la taille fine et au visage simiesque, diables et anges se disputant de petites âmes blanches.
S’appuyant à un pilier, Corbett observa la foule qui affluait près de la scène improvisée : on insultait copieusement un Hérode à barbe noire et on riait de « l’ânesse » portant Jésus à Jérusalem, car le comédien à l’intérieur du costume poussait des braiments, levait la queue et répandait d’énormes tas de crottin sur les planches. Corbett sourit, puis regarda des diables menés par un immense Satan noir, en poil de cheval, au masque sinistre et pourvu de deux cornes et d’une queue. Cette créature lui rappela ce qu’avait dit Burnell sur la secte satanique dévouée à Fitz-Osbert et il se demanda si les meurtriers de Duket avaient utilisé la magie noire pour entrer et sortir de St Mary-le-Bow. Il s’empressa de chasser ces sottises de son esprit, se souvenant des paroles de l’un de ses professeurs de philosophie : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, il y a une cause pour toutes choses, bonnes ou mauvaises, et ces causes sont ou seront compréhensibles à l’esprit humain. » Non, conclut Corbett Duket a été assassiné par une ruse toute humaine. S’il s’agissait d’une secte secrète, adepte des croyances de Montfort et de Fitz-Osbert, il la découvrirait. Mais si ce n’était pas le cas ? Si Burnell se trompait ? Ou si Crepyn avait été le chef et que la mort de Duket n’ait été qu’un acte de vengeance dont les auteurs rentreraient discrètement dans les zones d’ombres et d’intrigues qui semblaient parsemer cette ville ?
Corbett hocha la tête et regarda, entre encorbellements et pignons, le ciel qui s’assombrissait. Ne voulant pas que la nuit le trouvât à Southwark, il quitta la place et retourna au Gâte-Sauce. L’auberge était ouverte à présent ; on avait allumé les torches et la grande salle mal aérée commençait à
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