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Septentrion

Septentrion

Titel: Septentrion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Louis Calaferte
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entier à tirer dans cette piaule exiguë. Je me regarde dans la glace de l’armoire. Un peu pâlot, mais en revanche tous les indices d’une bonne santé. Faudra que je me rase. Ça m’occupera un moment. Lire ou écrire. Lire quoi ? écrire quoi ? Dans moins de huit jours à la porte, sans domicile.
    Je m’étends bravement sur mon lit défait. Le drap est frais en comparaison de la température ambiante. Cette saloperie de robinet qui fuit goutte à goutte. Les yeux en l’air, je vois ma valise glissée sur l’armoire. La poignée qui tient à l’aide de ficelles. On a déjà fait pas mal de chemin ensemble. Pas mal d’hôtels. C’est un copain qui me l’a donnée. Feu Ströngen, un Suédois, paix à ses mânes. Je le rencontrais presque chaque soir dans le seul bistrot de son quartier qui consentît encore à lui faire crédit huit jours de suite. M’asseoir avec lui dans un endroit tranquille et l’écouter extravaguer à partir du livre qu’il était censé écrire depuis toujours, cela avait le don de me réanimer et j’en avais fichtrement besoin en quittant l’usine. Ströngen était homme à vous glisser subrepticement dans la conversation courante le nom du petit François d’Assise comme si c’était un copain intime, ou à vous entreprendre sur la décomposition du corps après la mort au moment où vous vous apprêtiez à entamer votre grillade saignante. Le regarder prendre son élan sur la ligne de départ, le suivre au pas de course sur la piste cendrée dans son périple en zigzag ou dans ses brusques plongées par la trappe ésotérique était une vraie régalade de l’esprit. Le grain de poivre sur la langue. Il n’en avait jamais tout à fait terminé avec une impression, une idée, une sensation, un rêve prémonitoire ou simplement avec des détails de sa vie errante. La soirée s’écoulant, il fallait bien convenir avec lui que tout était à remettre en question. L’âpre travail de l’écriture avec son code et ses tripotages, Ströngen les balayait d’un geste large devant lui. Il établissait des plans épars, incohérents, forait dans la masse. Recommençait la même phrase trente fois, quarante fois, foutait tout au panier, se lançait sur une autre idée qu’il avait attrapée au vol en descendant son escalier ou en spéculant sur une fille. Il pondait à toute allure plus de vingt pages dans la matinée et lorsque, le souffle venant à lui manquer, il s’arrêtait pour casser la croûte sur un talus en bordure de l’autostrade, il n’y avait alors que le vide. Jusqu’à l’horizon. L’autostrade elle-même n’était qu’un mirage de plus. Ströngen s’effondrait. Et la toiture du monde avec lui. Dans un grand halo de poussière flamboyante. Au lendemain d’une de ces colossales défaites, j’étais sûr de le retrouver plus pétaradant que jamais, buvant coup sur coup une douzaine d’apéros bien tassés, braillant, gesticulant, prenant pour interlocuteur le garçon de l’établissement, se tuant à lui expliquer que l’écriture n’est jamais qu’une connerie de plus sous le soleil et que lui, Kurt Nils Ströngen, fils des neiges, en avait fini avec ce luxe d’inverti. Pour autant que je sache, il se réfugia en Angleterre avant de disparaître de notre planète. La lettre d’un ami commun m’apprenant la nouvelle de sa mort avait mis des mois et des mois à me parvenir d’adresse en adresse. Lorsqu’elle me joignit enfin, l’enveloppe bariolée de tampons de postes et de rectifications à l’encre rouge, la première idée qui me traversa l’esprit, Dieu sait pourquoi, fut celle de l’état physique actuel de Ströngen au moment où, moi, je lisais calmement cette lettre. Devait rester les os, guère plus. Avec un peu de mousse verdâtre dans les cavités naturelles, narines, orbites, tympans et trou du cul, veux-je dire. La quintessence du poète. Éminemment métaphysique comme situation. On ne peut plus shakespearien. Ce que Ströngen lui-même, admirateur passionné du grand Will, n’eût certes pas manqué d’apprécier en d’autres circonstances, par une de ses longues péroraisons sur la mutation des corps, son thème favori, surtout à l’issue d’un bon repas bien arrosé. Pour macabre qu’elle fût, cette idée m’enchanta. La grosse carcasse démantibulée de Ströngen reposant quelque part en terre britannique et probablement enterrée selon le rite protestant et aux frais des contribuables de la région,

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