Septentrion
à sabrer mon désir à la racine, car, d’une façon générale, il n’y avait rien dont je me défiasse comme de ses appréciations littéraires. Échaudé trop de fois pour avoir suivi ses conseils les yeux fermés.
En l’occurrence, le désœuvrement qui me pesait avait fini par me lancer sur la voie. Faisant allusion à sa bibliothèque, Gaubert arborait toujours cet air de modestie pudique qui sue l’orgueil à grosses gouttes. Or, après avoir compulsé les rayons du haut en bas comme je n’avais pas manqué de le faire, on se demandait bien pourquoi. Beaucoup de livres, beaucoup trop et rien qui vaille une mention spéciale dans le lot. Son bureau où il n’avait que rarement le temps de s’attarder, la vie familiale se déroulant entre la cuisine et la salle à manger, était garni de livres sur les quatre faces à mi-hauteur des murs. Romans en majeure partie. Les séries classiques des bibliothèques de bon aloi, ce que, pour ma part, je classais sous la rubrique jus de concombre. Plastron et queue-de-pie. Ayant de la moralité et de la religion. Pas un mot plus haut que l’autre. Tempérance du fin sourire de courtoisie. Les friandises du buffet conviennent aux estomacs les moins robustes. Pourquoi se mettre martel en tête ? Laissons de côté ces esprits pervertis qui éprouvent le besoin de rédiger des bouquins comme s’ils fabriquaient des bombes à retardement. Il est si reposant de s’imaginer le monde à travers la gaze déformante et d’entendre partout autour de soi le chant balsamique des jeunes filles en fleur. Comment diable pouvaient-ils, lui et sa femme, trouver encore de la saveur à cette platée de fromage de tête, diversement accommodée d’ingrédients de circonstance, mais de même goût fade quant au fond ? C’était à proprement parler un miracle que de rencontrer là-dedans les noms de Dostoïevsky et de Tolstoï. Pour Kierkegaard, Kant, Schopenhauer, Nietzsche et quelques autres, qui ornementaient un rayon bien à part, je reçus à demi-mot de la bouche même de Gaubert l’explication de leur présence inattendue. Se les réservait pour le jour mirifique où il aurait tout son temps à lui. À l’âge de la retraite. Ou sur son lit de mort. Kierkegaard à lui seul était un de ces zigotos à grosse caboche qui demandent réflexion. Plutôt coriace, le zèbre ! Et que dire de Nietzsche, auquel cas ! On ne pouvait pas s’attaquer à des types comme ça à la légère. Il faut les lire crayon en main et suspendre sa lecture si jamais une idée personnelle suggérée par leurs théories venait à vous traverser le bourrichon. N’étais-je pas aussi de cet avis ? Le temps qui manque. Voici la raison qui faisait que, depuis des années, il remettait le pensum à plus tard. Et puis, il n’était tout de même pas mauvais d’avoir ces fortes têtes en rayon. Le genre de titres qui rehaussent une bibliothèque. Servent de référence à défaut d’autre chose.
Un peu ennuyé, Gaubert, que je veuille précisément taper dans le tas, aucun des volumes en question n’étant découpé au-delà des vingt ou trente premières pages. Sûr que si mon choix s’était porté vers les romans, comme il l’espérait en m’ouvrant sa bibliothèque, j’aurais certainement continué d’ignorer que la philosophie et lui ne faisaient pas bon ménage.
Petite minute de confusion qu’il voulut dissiper au plus vite par une libéralité en m’autorisant à disposer de son bureau à ma convenance. Puisqu’il n’était pas là dans la journée, je n’avais qu’à en profiter. Un excellent fauteuil de cuir, qu’il me recommandait pour d’éventuelles lectures en son absence. Quant aux bouquins, bien entendu, je pouvais puiser à volonté.
Je ne me fis pas prier. Moquette sous les pieds, le paquet de cigarettes à ma portée, le fauteuil tourné vers la fenêtre grande ouverte par où m’arrivait la tiédeur attendrie des après-midi ensoleillés, un livre sur les genoux et les yeux perdus dans l’espace bleu liquide d’un ciel lamé, je me serais volontiers offert chaque jour cette jouissance d’une détente totale, corps et esprit, qu’un cadre propice contribue si bien à favoriser.
Je dois peut-être mentionner au passage que posséder un bureau à moi, une pièce de bonnes proportions, pleine de livres du haut en bas, une grande table, des objets aimés, était un désir très cher, vieux de plusieurs années. Une ambition que je n’avais pu réaliser nulle
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