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Septentrion

Septentrion

Titel: Septentrion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Louis Calaferte
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patrons, tous les patrons possibles et imaginables patrons d’hôtels, de cafés, d’alimentations, d’usines, de bordels, le patron des patrons et celui qui les patronne tous. Ainsi que le flic de service, ce merdeux qui est obligé de rester la nuit durant sur ses pattes dans sa pèlerine pour veiller à ma sécurité de citoyen comblé pendant que je lui dédie un pet discret qui vient de m’échapper, déjà parfumé au gibier faisandé qu’on nous a servi aussitôt après les cuisses de grenouilles et les pointes d’asperges aux morilles. Du papier, rien que du papier, certes. Mais aussi combien de jours de repos insouciant, combien de chemises neuves, de caleçons propres pour remplacer les deux derniers qui s’effilochaient dans l’entrejambe, troués par-devant et par-derrière au point qu’on n’osait même plus se déculotter en présence d’une femme. Combien de soirées heureuses dans l’enveloppe molletonnée des éclairages répartis, au lieu de l’ampoule chétive pendue comme un gros abcès jaune au milieu de la chambre d’hôtel sous sa capeline de faïence démaillée. Un tapis sous mes pieds au lieu du plancher décapé à la javel. Des tentures au lieu de la blatte qui circule apeurée le long du mur au-dessus du lit. Un bouquin dans les mains et le disque qu’on aime entendre quand tout roule sur des roulettes, disons Beethoven, par exemple, ou ce cher petit Chopin l’exilé. Combien de barrières qui tombent d’elles-mêmes ! Sourires des gonzesses capiteuses qui sont là pour vous porter, vous soutenir, vous pousser de l’avant, encore plus haut, encore plus loin. Sont-elles aimables, empressées ! Cœurs de mimosas. Délicats pétales. L’humanité morose se met à vous tendre les bras, déférente. Personne de votre entourage ne sent plus jamais des pieds, n’a plus de boutons sur la figure, plus de furoncles aux fesses, plus d’hémorroïdes, plus de caries. Les enfants eux-mêmes sont des anges parfumés qui trouvent le moyen de ne jamais salir leurs petites culottes, ce qui d’ailleurs n’aurait aucune importance. Ils vont par deux, main dans la main, garçons et filles, faire la ronde innocente sur les pelouses du parc ensoleillé, leurs voix d’écaille douce ricochant dans le cristal du pur matin. Ils auront du miel au goûter. Brebis du Seigneur. Où est donc passée cette tare profonde de la fatigue qui marquait tous ceux que nous connaissions ? Le monde est en beauté ce soir. Il vous met à la place d’honneur, vous prête son râtelier si vous n’avez plus que des gencives, ou sa femme dans la fleur de l’âge si vous faites signe que vous tireriez volontiers un coup entre cinq et sept, histoire de vous changer les idées avant le repas. Le livreur vient d’apporter les échantillons des reliures pour les livres que vous aimez. La peau des bêtes est douce aux dos des volumes de la pensée humaine. Douce et lisse comme la mort elle-même. Le baccarat scintille à la lueur des chandelles. Chaque seconde de vie est un Éden. Donnez-moi votre présence, chérie , et asseyons-nous au milieu des récoltes abondantes.
    La machine entière va fonctionner jour et nuit pour nous satisfaire. Il y a une armée de petits bonshommes qui actionnent des leviers, disent merci, tirent leurs casquettes poliment et encaissent les coups de pied au cul comme si c’était une insigne faveur. Tout a été inventé et perfectionné pour notre luxe et notre pourriture. Faites craquer les billets dans la poche. Le froissement se répercute, amplifié, d’un hémisphère à l’autre. Les oreilles se dressent jusqu’au fond des continents déserts. Chant de gloire et de victoire. Entendez les murmures d’en bas. Merci ! Merci ! Merci ! Grâces vous soient rendues ! Nous sommes vos loyaux serviteurs ! Dans cette vie et dans l’autre, nous postulons, sait-on jamais.
    Tout cet argent à côté de moi sur la table de nuit. En tas. Immobile. Je songe malgré moi à l’énergie extraordinaire que ça contient sans en avoir l’air. Le paquet entier, bien sûr, mais même une seule de ces liasses. Un seul billet. La moindre petite pièce. La liberté que ça représente. L’autorité que ça donne. Peut-être pas le bonheur, non, mais la confiance, l’audace. Je songe malgré moi aux vies qui ont été sacrifiées depuis des siècles à cause de ça, exclusivement. Les morts patriotes, les chers mutilés, rien qu’à cause de ça. À ce que des types ont dû faire pour

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