Septentrion
avoir le droit d’y toucher. Au gigantesque espoir que ça soulève. Aux privations. Aux rêves fous. À la haine. À la honte. Et aux meurtres. Il se peut fort bien, voyez-vous, chère mademoiselle Nora, que parmi ces billets il y en ait un qu’on ait retrouvé, pas plus tard que le mois dernier, dans la poche de l’assassin au moment de son arrestation. Le billet que le petit employé égorgé dans son lit avait mis de côté pour ses vieux jours. Et cet autre, par exemple, a peut-être servi à payer une série de passes vite faites. Est-ce que vous voyez la fille tout habillée, assise sur le bord du lit, jambes ballantes, les cuisses ouvertes sous la jupe relevée, songeant à autre chose pendant que le type s’escrime sur elle, coulissant dans son trou sec, les pieds calés sur la descente de lit, courbé en deux, se voyant à l’exercice dans la glace en face, n’éprouvant rien, plus rien. Ni envie ni plaisir devant cette femme passive qui se laisse faire et attend comme s’il s’agissait d’un examen médical. Et le type n’y arrive pas. Le type n’y arrive plus comme il aurait cru un quart d’heure plus tôt dans la rue. Il scie de toutes ses forces, pousse son engin, il se dépêche, s’essouffle, s’embarrasse, souhaitant que la giclée sorte et que ce soit fini. C’est comme s’il se frottait à un bout de savon noir. Il aimerait que la fille fasse au moins semblant d’y croire un peu, pour l’aider. Et peut-être aussi qu’elle sent un peu trop fort du cul et qu’il est réellement impossible de la regarder sous la lumière, avec la graisse du maquillage et une minuscule traînée de jaune d’œuf dans le coin de la bouche, en bas à droite, qu’elle n’a pas enlevée après manger en se remettant du rouge. Cette tache d’œuf insignifiante est difficile à oublier en ce moment, première marque d’une lèpre jaune, étrange, rebutante. La vie baigne dans une cuvette remplie de jaunes d’œufs battus, une pellicule de glaire à la surface. Tu as fini, chéri ? Tout est fini depuis longtemps dans tous les hôtels du monde. Il ne reste plus que des silhouettes de couples exilés qui se retrouvent ensemble chaque nuit dans les lavabos, se font passer la savonnette et la serviette nid d’abeilles, gestes d’une liturgie baroque.
Putains mâles ou femelles, putains ou pas putains, j’imagine toutes les femmes, tous les hommes qui sont morts et qui ont eu avant nous cet argent entre les mains, et ce qu’ils comptaient en faire. À quoi ils ont pensé en le gagnant, en l’échangeant, en le rangeant dans un tiroir. Et si, en mourant, ils se sont rappelé tout le mal qu’ils s’étaient donné pour l’entasser. Et quelle impression ça doit faire de penser à cela. À la dernière minute. Pendant la prière des morts, à supposer.
Trêve d’élucubrations. Le temps passe et nous sommes tous deux bien portants. Je n’exigerai jamais qu’une somme modique à certaines périodes du mois. À tort ou à raison, je me suis mis dans l’idée de devenir écrivain, ce qui n’est pas fait pour arranger les épinards. Mais ce sera ça ou rien. Vous aurez contribué pour une part à mon émancipation, fut-elle de courte durée.
Pour commencer, puis-je prendre tout ce qui est sur la table ? Comme vous êtes bonne, Nora ! Je ne saurais jamais vous remercier assez. Jouissez de mon sexe comme bon vous semblera.
Dès demain, j’achèterai ce qui me manque. Des chaussures. J’en regarde une paire depuis des mois en vitrine dans un magasin près de chez moi. Épatantes, c’est le mot. Autant dire qu’elles sont miennes à force d’en avoir eu envie. Peau de porc naturelle. D’une belle coupe. Ce sont de ces bagatelles qui finissent par prendre de l’importance quand on en est privé. La paire qui traîne ici même sur le tapis m’a été donnée par un ami qui connaît quelqu’un qui ne met jamais ses chaussures plus de sept ou huit fois de suite. Une providence. Malheureusement, c’est le genre de corniaud qui se débrouille toujours pour n’avoir pas tout à fait votre pointure. Je ne parle pas des réflexions qui vous viennent en enfilant les godasses des autres. Sur la transpiration. Leurs pieds. Leur démarche. Où ils ont pu aller avec ces chaussures. La corne. Les durillons. Idées abstraites, tout compte fait. Comme si on usurpait la place dans le cercueil. Pareil pour les pantalons que je porte actuellement. Pour tous les pantalons que j’ai portés ces dernières
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