Septentrion
de la langue pour passer le temps. Ça me remonte. Encore un verre. Ses mains s’attaquent doucement à la besogne. Me sens tout à fait prêt pour la seconde tournée. Après quoi je marche sur les nerfs et ça pourrait continuer alors indéfiniment ou presque. Je rengaine après la quatrième escale qui coïncide généralement avec la fin de la bouteille. Les couilles perdues, le machin à sec, le cerveau bué d’une fumée mauve, délicieux en tout point et pas de meilleur état d’âme pour risquer une balade nocturne ou, si je me sens un peu fatigué, pour rentrer chez moi en taxi, me mettre au lit et roupiller à poings fermés jusqu’au lendemain matin où je retrouverai la gomme liquide de bien-être absolu assorti d’un fond de mélancolie et de cette arrière-pointe du dégoût de soi-même. Disons que je me contente de glisser provisoirement sur l’anneau glacial de Saturne dans la mélodie des harpes angéliques – Mlle Van Hoeck au pupitre.
4
Temps de mort lente.
Je suppose que c’est Nora elle-même qui a dû se charger de ma trépanation. Munie de sa trousse chirurgicale, elle parachève chaque nuit l’opération, charcutant de bon cœur sous l’os troué. Il ne me reste plus qu’une noix de cervelle que j’utilise parcimonieusement, m’en servant surtout pour me rappeler qui je suis à l’occasion et c’est déjà un colossal effort.
Quant à devenir écrivain, ce projet ne m’effleure que par miracle. Après une bonne nuit, par exemple, me réveillant exceptionnellement en forme, lorsque le soleil croustille la rue, liquide, pain doré, et que, pour profiter du beau temps, je décide d’aller à pied chez Nora, me glissant dans la foule avec une joie corporelle. J’ai envie d’étreindre le monde à pleins bras et de lui coller un baiser de bienvenue sur les deux joues. Ces gens qui bougent, qu’anime une effusion sanguine du plus bel effet. Nous sommes le cœur. Le cœur battant. Le cœur d’amour hypertrophié du Saint des Saints. Ohé matelots du haut de la dunette ! balancez par-dessus bord tous ceux qui ne sont pas inscrits au rôle ! Van Hoeck pour commencer ! Je vous la recommande spécialement. L’existence avec elle est une sorte de réclusion. Il n’entre naturellement pas dans ses mœurs d’aller prendre un café noir au zinc d’un bistrot et de rester là une heure ou une journée à perdre son temps, sans motif, la tête vide, échangeant quelques mots avec des inconnus, saisissant des bribes de conversation, observant les visages autour de soi, plongé dans ce va-et-vient grouillant, chaleureux, qui est la fibre même de la vie vivante. Sentiment de fuir clandestinement la logique de son destin. Couper les amarres et recommencer. Le vieux rêve d’évasion. Rien de changé depuis maître Icare.
Recommencer quoi ? Les fins de mois sans galette. Le crédit chez les commerçants. Un repas sur deux ou sur trois. Le manque atroce de tabac. Le linge fétide. Les copains ou les vagues relations à taper. La cavalcade aux emplois. Les petites annonces classées. Curriculum. Lettres de demandes. Manuscrites , s’il vous plaît. Semaine à l’essai. Ça colle ou ça ne colle pas. (Quelle différence ?) Tout ça pour des clous. Le samedi après-midi et le dimanche vacants. Un ciné si on a de quoi. Ou alors tourner en rond. Des heures. À déambuler de rue en boulevard, les mains dans les poches, les arpions fourbus, et des fois pas même une pipe pour vous remonter le moral, pas même les quelques francs qui vous permettraient de faire une station, à une terrasse. Voir défiler les autres sous son nez. Solitaires. Ou deux par deux. Amourachés. Ou en famille, les loupiots qui grognent, qui tirent au bout du poignet. Tous réglos dans leurs costards du dimanche. La plus belle cravate. Les plus chouettes godasses. La robe confection. Une prétention à la mode, à l’élégance des magazines. Sapés, nickelés pour le baroud d’honneur. Foule grise. Foule brute. Atone. Qui traînasse. Qui rôdaille. Qui piétine son ennui. Tout le blot rassis des vies chétives. Bidoche et semblant d’âme. La panoplie du Créateur sur son trente et un. Suivre la cohue mouton. Marcher avec les autres. Enquiller des rues et des rues, au petit bonheur. Un crochet par là. Ou par là. Pourquoi pas dans la direction opposée ? Kifkif. Pister une gonzesse au cul sympathique. Ne pas oser l’aborder faute d’argent. Ce qui vous fait penser que vous en tireriez bien un,
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