Septentrion
ingurgite, tout ce que je peux m’offrir, y compris les grasses matinées, je le tiens en totalité de Mlle Van Hoeck qui dépense sans compter, et c’est du reste son meilleur côté, je sais combien je lui suis redevable. À un sou près, pourrais-je dire. Aussi, lorsque je rumine cette histoire, je ne suis que modérément surpris de constater que la trouille me gagne. Une trouille fébrile. Je songe avec terreur au dénuement qui m’attend si, du jour au lendemain, je devais à nouveau voler de mes propres ailes. Après tout, elle n’a qu’un mot à dire pour me foutre à la porte. Simple comme bonjour. D’ailleurs, qu’est-ce qui n’est pas simple pour cette maquerelle ? Quand je réalise à quoi ça tient, j’en ai la chair de poule.
Avec le temps, j’ai compris que je n’aurais jamais l’envergure d’un gigolo orthodoxe. Il me manque je ne sais quoi, peut-être le doigté. Par contre, le rôle de bouffon payant de sa personne me va comme un gant. J’excelle dans les scènes de mea culpa les jours où l’ambiance est au caprice, reconnaissant tous les défauts, toutes les tares dont elle m’accable. Je rampe vers elle comme un chien repentant. La manière dont je me conduis quand elle prend la mouche éveille des lueurs d’indignation dans le regard de Jiecke qui assiste souvent aux séances de dressage. Voir un homme se laisser mortifier sans sourciller a l’air de lui retourner les sangs. Jiecke, elle, de temps en temps, a le courage de dire ce qu’elle pense sans mâcher ses mots. Moi pas. Bouche cousue. Et un sourire passif collé par-dessus. Merde, n’oublions pas qu’il y a une essentielle différence entre Jiecke et moi. On trouve des dizaines de petits mecs à tous les coins de rue, pas des bonniches !
Tant que je peux me goberger à l’œil et prendre du bon temps, je relègue les scrupules, l’infamie et tout le bazar ! Laissez-moi seulement le bout de la table, le couvert du pauvre, et je baiserai les pieds du lépreux. Voilà ma conception. Le prix que ça coûte ne regarde que moi. Au-dessus de nous le ciel est toujours si pur, si vous saviez ! D’un pur éther décoloré. Pur et net comme un os rongé. Nous avons affaire à un ciel de canonisation. Ce qui signifie que nous vivons coutumièrement dans une lumière spermatique bienheureuse dont le moindre effet est de m’inciter à m’enterrer chaque jour davantage. Nora voit en moi un objet utilitaire de première nécessité dont elle se sert en conséquence. Elle aime ça. Elle aime ça à la folie et je le sais. Tant que tu voudras, pauvre vieille cinoque ! Prends-en pour ton argent, ça ne durera pas æternam. Elle se ruinerait jusqu’au dernier centime pour le plaisir d’avoir un homme sous sa dépendance. C’est son vice. Sa perversion préférée. La journée ne se passe pas sans qu’elle donne ordres et contre-ordres à tort et à travers. Et quand vous vous êtes bien décarcassé pour les exécuter à la lettre, elle vous éclate de rire au nez. Lunatique. Égoïste. Exclusive. Bornée. Avec une dose de sadisme dans les veines pour tout arranger. Elle est douée d’une espèce de génie de la persécution mesquine, ses armes favorites étant l’arrogance et le mépris. Sa tyrannie ne s’exerce jamais qu’au niveau des petites choses insignifiantes. Elle est capable de tenir le crachoir un jour entier, de faire un monde d’une bagatelle, dénaturant systématiquement à son profit les quelques rares paroles d’explication que vous avez timidement tenté d’avancer dans un but d’apaisement. Inutile de vouloir discerner une quelconque logique dans le fatras qui s’abat sur vous à pleins seaux. Une fois lancée, son esprit, déjà passablement biscornu au repos, emprunte toutes sortes de labyrinthes et de conduits ténébreux où il est impossible de la suivre autrement qu’à la trace. Vous êtes encore sur la marche de l’escalier quand brusquement vous vous entendez appeler du fond de la cave par sa voix de chaîne rouillée. Elle s’arrange pour conserver sur vous une certaine avance. Course échevelée. Les questions et les réponses aux questions se croisent en cours de route avec des réponses et des questions nouvelles qui vous assaillent à la vitesse d’une flèche. Elle mélange les jours, les dates, elle embrouille les noms, les circonstances, répond à côté, prend la tangente, dévie, dérive, dérive à l’infini, du nord au sud, fait un plongeon, un saut de carpe, des
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