Septentrion
terre. Revenir volontairement végéter dans ma turne devant la rame de papier blanc et l’encrier Waterman. Ça me trotte par la tête. Périodiquement. Désarroi intime que je me garde de communiquer à quiconque. Surtout pas à Nora qui se demanderait avec anxiété si je ne deviens pas complètement maboul. « De quoi mankez-vous ici, mon chéri ? » serait, je pense, la première question qui lui viendrait aux lèvres. Comment dire ? Je ne manque de rien sinon de l’air des cimes. Sainteté et Démence associées qui font qu’un beau matin, sans qu’il se soit apparemment rien produit de considérable à la face du monde, on voit éclore sur la couche de fumier ordinaire une pousse fragile qui portera pour l’éternité le nom de Gauguin si jamais cette pousse se décide à attraper les pinceaux, ou celui de Nerval si l’idée d’écrire la démange. C’est tout, Nora, c’est tout.
À la fois simple et compliqué comme un tour de magie parce que, jusqu’à ce jour, on n’a pas encore découvert de quelle sorte d’engrais il fallait se servir pour activer la végétation. Pour ma part, je persiste à croire que c’est Dieu lui-même qui remplit les fonctions de croupier. Vous voyez que ça pourrait nous entraîner loin. Dans ce genre de discussion qui vous sort par les trous de nez, si je puis me permettre. Je connais votre façon de penser. À quoi cela sert-il de se triturer la boule puisqu’il est si facile de se borner à manger, à péter et à dormir dès lors qu’on a à sa disposition un estomac, un intestin et un bon matelas de laine douce ? Question de sensibilité , chérie. Encore une chose inexplicable entre quantité d’autres…
Voyez-vous, aussitôt qu’on commence à réfléchir sur ce qui nous conditionne, ça devient purement diabolique. Ça peut conduire à se fracasser la tête contre les murs – certains l’ont fait. On se retrouve tout à coup en plein crétinisme. Moins armé qu’un sauvage malgré les in-folio, le cinéma, l’histoire sainte, la pédagogie, malgré Savonarole, Galilée, l’invention de la bicyclette, de la pénicilline, des îles Galapagos et du yo-yo. En plein infantilisme primaire. On pousse la barrière du jardin et c’est pour s’apercevoir qu’il n’y a rien derrière. Même pas le vide qui constitue une entité en soi. Moins que le vide évidé. Rien. Rien que des suppositions. On entre comme un acteur de rechange dans la seule authentique tragédie humaine, celle de l’incohérence. Il faut vivre l’absurde ou mourir. Entendre développer ces arguments vous ennuie mortellement, je sais. Je me mets d’ailleurs à votre place. Vous êtes là, vous, Nora, noire divinité du pèze boulonnée sur un socle d’abondance au milieu de votre chambre, comme le schéma de la leçon de choses des stupidités universelles.
Quelle réponse concrète donnerait le yoga à une question aussi élémentaire que celle-ci : « Voulez-vous nous dire, cher maître, en langage clair, ce que peut représenter du point de vue pratique pour Mlle Van Hoeck ici présente, originaire d’Amsterdam, l’angoisse cosmique d’un miteux de mon espèce en regard de la volonté glaciale de son coffre personnel à la Banque des Pays-Bas ?
— Areu… areu…» bafouille péniblement le yoga transi de peur ; et Mlle Van Hoeck de se tenir les côtes après lui avoir jeté une poignée de vieux sous de bronze à l’effigie de George V. La visite est terminée.
Midi s’approchant, c’est comme si j’étais attiré par un aimant à grande puissance. Elle m’attend, prêtresse crapuleuse de l’or et du sexe. Demi-tour, gars ! Je me dirige à grands pas vers le temple. Laissons l’écrivain dans l’ombre, si vous m’en croyez. J’ai mieux à faire. « Prenons les choses comme elles viennent » a toujours été ma devise. La vie est si paisible sous la guérite hollandaise. Si plane. Si vénielle. Jus de framboise et macédoine rafraîchie, avec un soupçon de toccata en arrière-plan. Du sexe à profusion. Même un peu trop à mon goût, mais ce n’est là que vétille. Je me suis magnifiquement acclimaté. Le don d’adaptation hérité de mes ancêtres errants, sans nul doute. Je me suis habitué à prendre la vie sous le jour de l’inertie luxueuse. Et qui n’a jamais entendu dire que le luxe est un virus ?
Le virus, donc, m’empoisonne le sang. Depuis des mois, tout ce que je me mets sur le dos, tout ce que je mange, bois, fume,
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