Septentrion
sensée et qu’elle tente d’échanger avec moi quelques paroles sur mes sujets favoris. C’est plus fort que moi, je prends systématiquement le contre-pied de ce qu’elle débite, même si, par miracle, elle réussit à s’extraire une idée potable.
À part les banalités journalières qui ont habituellement trait aux choses de la maison, nul espoir d’entente ne nous est plus permis. L’impasse. Soit qu’elle se mette à déconner sur n’importe quoi, choisissant de préférence un thème qui m’est cher dans le but de me faire voir rouge, soit que par pure méchanceté, si ce n’est par sadisme, j’ouvre un feu de barrage devant ses moindres velléités de conversation, m’acharnant à souligner de la façon la plus cruelle pour elle son ignorance, le vide de sa vie, le peu d’attrait qu’elle représente pour un homme comme moi, sous-entendu que dans le passé elle n’avait probablement dû ramasser qu’une poignée d’imbéciles. Et quand il le faut, je me charge de la doucher d’un mot concernant son âge, la vieillesse qui arrive sur elle à grands pas. Rien de tel pour la démonter. Des victoires de ce genre me dédommagent en une fois de pas mal d’avanies de sa part. Ou alors je me contente de ne pas desserrer les dents de la journée. Pas un mot. Ni à table ni au lit. Puisqu’elle ne saurait s’en priver, quitte à forniquer avec un crapaud borgne, je la manipule, mais dans un silence absolu. Elle me parle, elle gémit, elle me griffe, elle me regarde. J’accroche son regard. Les yeux dans les yeux. À quelques centimètres au-dessus d’elle. Le visage imperméable. Je sais, je suis sûr que pas un de mes traits ne bouge. Une espèce de férocité me soutient. Meurtrier et sa victime. Bien que nous nous trouvions en position, ce chambard me laisse froid. Aucune peine à me contrôler physiquement. Plutôt l’air de faire une piqûre. Ou d’administrer un calmant. Elle finit par me supplier de lui parler. Mlle Nora est particulièrement sensible dans ces moments-là aux émanations de la voix, à la densité sensuelle de certains mots. En la baisant comme un automate, elle se sent frustrée et si, au bout du ventre, elle n’avait pas ce trou terrible qui se consume, je parie qu’elle laisserait les choses en plan, trop contente de me donner une leçon.
Lumière éteinte, c’est l’instant où j’élabore les modalités de la retraite éventuelle. Vieille habitude d’enfance de parcourir ainsi le panorama de long en large une fois tranquille sur l’oreiller. Qu’il s’agisse de ressasser des souvenirs, d’échafauder des projets ou, par exemple, aujourd’hui, d’équilibrer la suite de la page d’écriture que j’ai laissée en suspens, le canevas s’éclaircit aussitôt que je suis couché dans le noir. On dirait que la nuit et le silence, le cœur au ralenti, me permettent de me nouer sur moi-même. Sensation de prodigieuse stabilité. Je suis l’écrevisse cramponnée à la vase du fond pour le long sommeil hivernal. Commencement d’une nuit des siècles. Le balancier solaire s’est liquéfié sous l’effet de la chaleur. Le monde est peuplé d’ombres floues qui vont et viennent sur des chaussons de mousse dans une clarté baroque, fantômes élastiques aux cordes vocales amputées. Tous les dangers sont provisoirement écartés. Je peux prendre mon temps.
J’examine un à un les contours du problème actuel dans l’alambic Van Hoeck.
Et pour commencer, que fais-tu encore dans cette chambre ? Ce matin même tu avais juré de ne pas coucher ici ce soir. Tu entrais dans le premier hôtel qui se présentait et le tour était joué. Le lendemain, coup de téléphone à Jiecke la priant d’apporter la valise de bouquins et de papiers. Prendre la précaution de changer rapidement d’adresse au cas où l’épervier se lancerait à ta poursuite. Et se jeter immédiatement sur le travail. Écrire aussi longtemps que tu serais capable de voir clair. Sans relire. Sans rature. Vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans cet assommoir de l’écriture jusqu’à ce que les nerfs claquent. Penser au livre. Au livre. Rien qu’au livre. Van Hoeck aux plosses ! Le livre. Question de vie ou de mort. Finir avant le déluge. Arriver à la dernière phrase du dernier paragraphe par un beau matin ensoleillé, à la pointe de l’aube, accompagné par les premiers bruits de ferraille des poubelles sur le trottoir, par les premières voix des gens qui sortent sur
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