Sépulcre
défunt père, mais il était également capable d’écouter. Lorsqu’il grandit, Léonie put se promener avec lui sur les sentiers et dans les bois du Domaine de la Cade. Pascal lui apprit à pêcher et à nager dans le lac. De temps à autre, Marieta lui permettait de gratter le bol à gâteau ou de lécher la cuiller en bois dont elle s’était servie pour préparer un soufflé aux framboises ou une mousse au chocolat. Il se perchait sur un vieux tabouret coincé contre le bord de la table de la cuisine, ceint de l’un des grands tabliers blancs amidonnés de la bonne, qui lui arrivait aux chevilles. Marieta, debout derrière lui pour l’empêcher de tomber, lui apprenait à pétrir la pâte à pain.
Quand Léonie l’emmenait à Rennes-les-Bains, il adorait s’asseoir à la terrasse du café qu’avait tant aimé Anatole. Avec ses boucles, sa chemise blanche à jabot et sa culotte en velours marron bien serrée aux genoux, il s’asseyait jambes pendantes sur le grand tabouret en bois. Il buvait du sirop de cerises ou du jus de pomme frais, et mangeait des mousses au chocolat.
Pour son troisième anniversaire, M me Bousquet offrit à Louis-Anatole une canne à pêche en bambou. À Noël, M e Fromilhague lui fit porter une boîte de soldats de plomb.
Il rendait aussi régulièrement visite à Audric Baillard, qui lui racontait des histoires du Moyen Âge sur les chevaliers qui avaient défendu l’indépendance du Midi contre les envahisseurs nordiques. Plutôt que de plonger le petit garçon dans les livres d’histoire poussiéreux de la bibliothèque du Domaine de la Cade, M. Baillard donnait vie au passé. L’histoire préférée de Louis-Anatole était celle du siège de Carcassonne en 1209 et de ses courageux défenseurs : des hommes, des femmes et même des enfants à peine plus âgés que lui, qui s’étaient ensuite réfugiés dans les villages de la Haute Vallée.
Quand il eut quatre ans, Audric Baillard lui offrit la copie d’une épée médiévale, dont la poignée était gravée de ses initiales. Léonie lui fit acheter à Quillan, par l’intermédiaire de l’un des nombreux cousins de Pascal, un poney alezan avec une épaisse crinière blanche et une étoile blanche sur le chanfrein. Tout l’été, Louis Anatole fut un preux chevalier combattant les Français ; il disputait des joutes en renversant les boîtes de conserve alignées sur une clôture en bois installée par Pascal sur la pelouse. De la fenêtre du salon, Léonie l’observait en se rappelant comment, petite fille, elle avait regardé Anatole courir, se cacher et grimper aux arbres du parc Monceau avec le même sentiment d’admiration mêlée d’envie.
Louis-Anatole manifestait aussi un réel talent musical : c’était comme si les leçons de piano prodiguées en vain à Anatole avaient profité à son fils. Léonie engagea un professeur de piano à Limoux. Une fois par semaine, il arrivait dans un dog-cart bringuebalant, avec sa cravate blanche et sa barbe mal taillée, et pendant deux heures il faisait faire des gammes à Louis-Anatole. Chaque semaine, en repartant, il priait Léonie de faire répéter le petit garçon en posant des verres d’eau en équilibre sur ses mains, pour qu’il conserve une bonne position. Léonie et Louis-Anatole hochaient la tête ; le lendemain et le surlendemain, ils s’y essayaient. Mais les verres d’eau se renversaient, détrempant les culottes en velours de Louis-Anatole et éclaboussant les ourlets des amples jupes de Léonie ; ils éclataient alors de rire et se mettaient à jouer des duos.
Quand il était seul, le petit garçon s’approchait du piano sur la pointe des pieds pour faire des expériences. Léonie s’asseyait en haut de l’escalier pour écouter sans qu’il la voie les douces et obsédantes mélodies nées sous ses doigts d’enfant. La plupart du temps, il retrouvait des accords en la mineur. Léonie songeait alors à la partition qu’elle avait dérobée jadis au sépulcre, toujours cachée dans le tabouret de piano, et se demandait si elle devrait la ressortir pour lui. Mais redoutant sa puissante influence sur le lieu, elle se ravisait.
Pendant ce temps, Isolde habitait son monde crépusculaire, errant à travers les pièces et les couloirs du Domaine de la Cade comme un spectre. Elle parlait peu, mais elle était gentille avec son fils et très aimée des domestiques. Il n’y avait que lorsqu’elle plongeait son regard dans celui de Léonie
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