Sépulcre
Je suis certaine que ce que tu me caches ne peut être aussi terrible que cela.
Pascal ne bougeait toujours pas. Partagée entre la curiosité et l’irritation d’être ainsi protégée, Léonie posa une main gantée sur son bras.
— Je t’en prie.
Tous les regards se braquèrent sur Pascal qui, pendant un moment, ne se laissa pas ébranler. Puis, lentement, il s’écarta pour permettre à Léonie de voir ce qu’il souhaitait tant lui cacher.
La carcasse écorchée d’un lapin, vieille de plusieurs jours, avait été fichée sur la porte avec un gros clou. Un essaim de mouches bourdonnait furieusement autour d’une croix grossièrement tracée sur le bois avec du sang. Ces mots étaient inscrits en dessous au goudron : PAR CE SIGNE TU LE VAINCRAS.
Léonie porta sa main à sa bouche : la puanteur de cet horrible spectacle lui donnait la nausée. Mais elle conserva son sang-froid.
— Veille à ce que ce soit retiré, Pascal, dit-elle. Et je te serais reconnaissante de rester discret.
Elle dévisagea les domestiques, dont le regard superstitieux reflétait ses propres craintes.
— Cela s’applique à vous aussi.
Léonie restait résolue à ne pas se laisser chasser du Domaine de la Cade, du moins avant le retour de M. Baillard. Il devait rentrer avant la Saint-Martin. Elle lui avait écrit rue de l’Hermite, de plus en plus fréquemment ces derniers temps, mais elle n’avait aucun moyen de savoir si ses lettres l’avaient retrouvé durant ses pérégrinations.
La situation s’envenima. Le 22 octobre, date anniversaire du mariage clandestin d’Anatole et Isolde, la fille d’un avocat, parée de rubans blancs et d’une jupe à volants, fut enlevée place du Pérou. Le tollé fut immédiat.
Par un malencontreux hasard, Léonie était à Rennes-les-Bains lorsque le corps déchiqueté de l’enfant fut retrouvé. Le cadavre avait été abandonné près du Fauteuil du Diable, non loin du Domaine de la Cade. Un brin de genièvre avait été glissé entre les doigts sanglants de la fillette.
Le sang de Léonie se glaça dans ses veines lorsqu’elle l’apprit : ce message s’adressait à elle. La charrette en bois roulait sur la grand-rue, suivie d’un cortège de villageois. Des hommes faits, endurcis par leur pénible existence quotidienne, pleuraient ouvertement.
Personne ne parlait. Puis une femme au visage empourpré et à la bouche amère l’aperçut et pointa du doigt. Léonie frémit quand les regards accusateurs de la ville se tournèrent vers elle : ils cherchaient un bouc émissaire.
— Nous devrions partir, madame, chuchota Marieta en l’entraînant.
Décidée à cacher sa peur, Léonie fit volte-face, tête haute, pour regagner sa voiture. La rumeur enflait. Les insultes immondes de la foule la frappèrent comme une volée de coups de poing.
Deux jours plus tard, un torchon enflammé, imbibé d’huile et de graisse d’oie, fut introduit par une fenêtre entrouverte de la bibliothèque. On le découvrit avant que le feu n’ait fait trop de dégâts, mais la malheureuse maisonnée, constamment aux aguets, devint encore plus craintive.
Les amis et alliés de Léonie – ainsi que ceux de Pascal et Marieta – firent de leur mieux pour convaincre ses accusateurs qu’ils se trompaient en croyant que le domaine abritait une bête ; mais la ville, avec son esprit étriqué, avait tranché. Le vieux démon de la montagne était revenu se venger, comme à l’époque de Jules Lascombe. Il n’y avait pas de fumée sans feu.
Léonie tentait de ne pas voir en Victor Constant l’auteur omniprésent des persécutions du Domaine, mais elle restait convaincue qu’il s’apprêtait à frapper. Elle tenta d’en persuader la gendarmerie, supplia la mairie, implora M e Fromilhague d’intercéder en sa faveur, en vain. Le Domaine ne pouvait compter que sur ses propres forces.
Après trois jours de pluie, les domestiques durent éteindre plusieurs feux dans la propriété. Des incendies volontaires. Le corps éventré d’un chien fut abandonné durant la nuit sur l’escalier de l’entrée : une petite bonne s’évanouit en le découvrant. Des lettres anonymes leur parvinrent, décrivant de façon obscène et explicite les amours incestueuses d’Anatole et Isolde, qui avaient attiré la terreur sur la vallée.
Léonie restait seule avec ses craintes et ses soupçons. Elle comprit alors que c’était précisément à cela que Constant voulait en venir, depuis le
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