Sépulcre
oublier, tout comme leurs lèvres bleuies et l’air étonné de leur visage comme sculptés dans du saindoux. Elle n’est pas dans l’eau depuis longtemps, songea Tistou. Son corps n’avait pas encore eu le temps de changer.
La femme semblait étrangement paisible avec ses longs cheveux blonds oscillant comme des algues. Leur mouvement hypnotisait l’esprit lent de Tistou. Son dos était cambré ; ses bras et ses jambes se balançaient gracieusement sous ses jupes, comme si elle se muait au gré du fleuve, en accord avec lui.
Encore un suicide, se dit-il.
Tistou s’arc-bouta et se pencha en avant, coinçant ses genoux fléchis contre le banc de nage. Il tendit le bras et agrippa la robe grise de la femme ; bien que détrempée et visqueuse de vase, elle semblait de qualité. Il tira. Le bac oscilla dangereusement, mais Tistou avait déjà fait ce geste d’innombrables fois et il connaissait le point de basculement de son embarcation. Il inspira profondément, puis tira à nouveau, agrippant le col de la robe pour avoir meilleure prise.
— Un, deux, trois, allez, dit-il à haute voix tandis que le corps glissait par-dessus bord et retombait, comme un poisson pris à la nasse, dans la coque humide.
Tistou s’essuya le front de son foulard et rajusta sa casquette. Machinalement, poussé par l’instinct plutôt que par la foi, il fit le signe de croix.
Il retourna le corps. C’était une femme, plus toute jeune, mais encore belle et manifestement de condition aisée. Ses yeux gris étaient ouverts et ses cheveux s’étaient dénoués dans l’eau. Ses mains blanches étaient douces, pas comme celles d’une femme qui devait travailler pour gagner sa vie.
Fils de drapier et de couturière, Tistou savait reconnaître un coton égyptien de bonne qualité. Il trouva l’étiquette du tailleur – parisien – toujours lisible sur le col. Le médaillon d’argent massif qu’elle portait au cou contenait deux miniatures, celle de la femme elle-même et celle d’un homme aux cheveux sombres. Tistou le lui laissa au cou. Il était honnête – contrairement aux détrousseurs de cadavres qui travaillaient dans les barrages du centre-ville, et qui dépouillaient les noyés avant des les rapporter aux autorités – mais il aimait connaître ceux qu’il tirait des eaux.
Isolde fut rapidement identifiée. Léonie avait signalé sa disparition au point du jour, dès que Marieta, en s’éveillant, avait découvert l’absence de sa maîtresse.
Ils durent rester quelques jours en ville pour s’acquitter des formalités, mais le verdict ne faisait aucun doute : suicide dans un moment d’aliénation mentale.
Ce fut par une journée maussade, nuageuse et silencieuse de juillet que Léonie ramena Isolde au Domaine de la Cade pour la dernière fois. Coupable du péché mortel d’avoir attenté à ses jours, Isolde n’avait pas le droit de reposer en terre consacrée. De plus, Léonie n’aurait pas supporté qu’elle soit ensevelie dans le caveau de la famille Lascombe.
Elle fit donc appel au curé Gélis de Coustaussa, le village au château fort en ruine situé entre Couiza et Rennes-le-Château, pour célébrer une messe en mémoire d’Isolde au Domaine de la Cade. Elle se serait adressée à l’abbé Saunière, mais au vu des circonstances – il était toujours persécuté par ses détracteurs – mieux valait ne pas l’associer au scandale d’un suicide.
À la tombée du jour, le 20 juillet 1897, on enterra Isolde au côté d’Anatole sur le promontoire surplombant le lac. Une nouvelle pierre tombale fut sertie dans l’herbe, portant leurs noms et les dates de leur naissance et de leur décès.
Tout en écoutant les prières murmurées par le prêtre, Léonie, agrippant la main de Louis-Anatole, se souvint du jour où elle s’était recueillie sur la tombe d’Isolde, à Paris, six ans auparavant. Les souvenirs s’abattirent sur elle, si violemment qu’elle en eut le souffle coupé. Elle se revit debout dans leur ancien salon rue de Berlin, mains jointes devant un cercueil clos, une feuille de palme flottant dans un bol de verre posé sur le buffet. L’odeur douceâtre de la mort s’était insinuée dans les moindres recoins de l’appartement ; on faisait brûler de l’encens et des bougies pour en masquer les miasmes. Sauf qu’il n’y avait pas de cadavre. À l’étage du dessous, Achille n’arrêtait pas de jouer du piano. Les notes filtraient entre les lattes du parquet et
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