Serge Fiori : s'enlever du chemin
à la durée.
Avec Aujourd’hui je dis bonjour à la vie , il a dû jouer et
rejouer les mêmes accords des heures durant avant que la
fin ne se présente. Si la pièce clôt l’album, en spectacle, il
s’agit de l’un des plus beaux et des plus forts moments de
la soirée. À la fin de la chanson, sans chrono, sans limites, les musiciens d’Harmonium se lancent dans des improvisations endiablées, ignorant eux-mêmes où et quand
la pièce se terminera. Cette plongée dans l’improvisation
sera la marque de commerce du Harmonium des débuts ;
elle permet au public de vivre des moments exaltants et
mémorables, et offre aux musiciens une aire de liberté
qui les pousse à se surpasser soir après soir. Il faut préciser qu’exécuter des solos sur une guitare douze cordes
en l’utilisant comme une guitare électrique représente un
défi colossal, que bien peu de musiciens décident de relever, mais Serge éprouve physiquement le besoin de tenter
l’aventure, de repérer ce son inattendu, presque inespéré,
dut-il pour cela jouer à s’en faire saigner le bout des doigts.
Ce n’est que plus tard, au moment où la logistique du spectacle l’heptade sera devenue si lourde que les musiciens
devront se résigner à reproduire l’interprétation de l’œuvre
telle qu’elle avait été enregistrée, que Serge Fiori constate
qu’il perd ce feu qui l’animait sur scène, qu’il commence
à s’éteindre. Il se sent flétri, asséché ; ne plus improviser
l’a rendu malade. Tout son bonheur naissait de cet espace
libre.
Pour Fiori, il faut absolument relever le pari de faire de
la musique en état de transe. N’importe qui peut le faire ; il
s’agit d’accepter de se perdre, de tolérer de ne pas connaître le sujet avant qu’il n’apparaisse. Il faut être en mesure
d’admettre qu’il n’y ait pas d’idée avant qu’elle n’apparaisse d’elle-même. Les rimes et les paroles proviennent
de cette transe-là, de ce son-là, et de ces accords-là. Il ne
faut rien tenter par soi-même pour finir la pièce, puisque
la conclusion va s’imposer au moment voulu. C’est un processus exigeant, mais fort enrichissant ; quand le musicien
a fait le tour de la chanson, il l’a tellement sentie vibrer
dans tout son corps que lorsqu’il la rejoue sur scène, c’est
immanquable, le public éprouve les mêmes sensations. De
l’avis de Serge Fiori, la musique ne s’apprend pas en potassant la technique ni en copiant les tendances populaires ;
ces apprentissages gardent les musiciens dépendants de
ce qui se fait déjà. Au contraire, il vaut mieux partir du besoin décrit plus tôt. Bien sûr, cela nécessite une bonne part
de talent musical, mais si le musicien maîtrise ses bases, ce
n’est pas de cours dont il a besoin, mais bien de temps, de
pratique. Première leçon : « On fait quoi ? » « On joue. » « On
joue quoi ? » « Je sais pas, on joue. » Deuxième leçon : « On
fait quoi ? » « On joue. » « On joue quoi ? » « Je sais pas, on
joue. »
Fiori compare ce processus à celui de l’apprentissage
du saxophone qui, de l’avis de tous, nécessite de maîtriser
plein de notes. « Pas forcément », affirme-t-il. Il s’agit que le
musicien fasse les quatre premières notes encore et encore. Qu’il les joue et les rejoue durant des heures et des heures. Ce processus va le conduire à une telle dextérité que
les notes vont s’ancrer en lui ; elles vont s’imprégner dans
son corps, se fondre dans ses doigts et dans sa tête. Le musicien doit faire de même avec quatre autres notes, encore
pendant des heures. Alors, il joue avec elles : il les étire, les
raccourcit, les traîne. C’est la même chose avec la guitare.
À un certain moment, le plectre va se placer tout seul, les
doigts font de même. La musique est un art qui demande
qu’on soit réceptif à l’instant présent, et c’est précisément
ce que procure la transe : le bonheur d’habiter le moment
présent.
Serge Fiori n’a rien inventé ; il demeure convaincu que
beaucoup de musiciens ont déjà expérimenté ce processus à un moment ou à un autre de leur carrière, procédé
qui leur procure la certitude que la chanson est bonne,
comme si c’était quelqu’un d’autre qui l’avait écrite à leur
place. Il est vain et inutile de forcer la créativité ; la seule
loi est de se
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