Serge Fiori : s'enlever du chemin
d’un seul point de vue. Ce que Joni fait
se rapproche plutôt du cinéma, comme s’il y avait des caméras plantées un peu partout dans le décor, multipliant
les champs et les contrechamps, les plans larges, les panoramiques et les contre-plongées, et permettant surtout de
donner tour à tour la parole à chacun des protagonistes de
l’histoire racontée. Dans ses textes, elle fait voyager de la
parole de l’un à la réaction de l’autre, de l’émotion d’une
tierce personne qui observe la conversation à celle d’un
quatrième personnage ; elle aborde même le contexte : les
sentiments, l’ambiance, l’atmosphère. Mitchell possède
le génie d’inclure des dénonciations politiques dans ses
pièces et de faire preuve d’une approche sociale dans ses
chansons d’amour, selon le degré de lecture que l’auditeur
en fait. C’est une écriture d’une rare complexité, puisque
c’est la même voix qui chante sur toutes les partitions,
mais d’une richesse inouïe quand l’exécution est parfaite,
comme le sont toutes les prestations de Joni Mitchell. Serge Fiori, ébranlé par cette découverte, décide de réécrire
tous ses textes dans cette optique : la multiplicité de points
de vue. On comprend mieux, dès lors qu’on observe cette
influence, que Fiori ait toujours écrit des textes qui se lisent à plusieurs niveaux.
Fred Torak se montre impressionné par le talent des
Membres d’Harmonium. « Ils étaient débutants, ça allait de
soi, mais ils étaient si purs, si vrais, si naïfs, que je me suis
dit : “Tiens, ceux-là ne sont pas contaminés”. À mon avis,
c’est ce qui est le plus important. Ils ne lisaient pas la musique, mais ils savaient se rendre au cœur de celle-ci. Leur
expression était tout à fait à l’opposé de ceux qui lisent la
musique, un peu comme le jazz et l’improvisation. Serge
était très talentueux, c’était le front man. Louis, c’était le
raffinement, il posait toujours les bonnes questions. La
force de Michel, c’était les paroles, il n’était pas prêt pour
la musique. »
L’enregistrement s’est fait à l’intérieur des six jours pré
vus. À deux heures de la fin, en ce samedi après-midi de
janvier, les membres d’Harmonium procèdent à l’enregistrent de la dernière chanson : Un musicien parmi tant
d’autres . Le groupe décide spontanément d’ajouter des voix
au dernier refrain. Dans cette bâtisse commerciale, coin
McGill et Sainte-Catherine, les portes sont verrouillées.
Avec l’aide du concierge qui consent à leur ouvrir les portes, Michel et Serge descendent dans la rue, rassemblent
une dizaine de passants et les ramènent au studio. Ils leur
expliquent ce dont ils ont besoin, leur apprennent les paroles et tous ensemble, le concierge inclus, ils entonnent le
plus célèbre refrain de l’album : « Où est allé tout ce monde,
qui avait quek’chose à raconter, di-li-di-da-da-da, on a mis
quelqu’un au monde, on devrait peut-être l’écouter… »
Serge apprend que le groupe ne sera pas présent au
mixage : Morten fait sa petite démonstration de pouvoir
et interdit au groupe d’assister à cette ultime étape. Dans
sa grande sagesse et avec une délicatesse remarquable, il
donne cinq dollars à chacun des membres du groupe afin
qu’ils aillent, le temps du mixage, au cinéma d’en face qui
projette des films pornographiques. Les musiciens sont
furieux de cette rebuffade doublée de mépris. Michel Lachance considère que c’est absurde, mais il n’a d’autre
choix que de se plier aux exigences de Morten ; il promet
au groupe de faire pour le mieux.
Lorsque l’album est enfin terminé, Fred Torak ne sait
qu’une chose : le disque est drôlement bien fait. L’habileté
technique de Lachance, son expérience et le talent d’Harmonium ont fusionné pour produire cette œuvre magique.
Lorsque Fiori entend enfin l’album, il fait part de sa gratitude à Michel Lachance. « Il nous a sauvé la vie, ce jour-là. »
Le groupe ne se doute pas encore du succès qui l’attend.
Le lancement a lieu le vingt février 1974 et Harmonium
se met en branle. Le soir du lancement, une foule enthousiaste se bouscule aux portes du Patriote. Le concert, diffusé en direct sur CKVL, est couvert par une bonne partie
des radios et des journaux ; parmi les journalistes sur les
lieux de l’événement, on note la présence de Géo Giguère
et de
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