Serge Fiori : s'enlever du chemin

monologuant sur l’Univers   ; les autres sont couchés sur le toit
des autos à écouter, les yeux fermés, les démos de la veille.
Chotem repart parfois tard la nuit, la tête pleine de musique, alors que la lune brillante est déjà à mi-chemin de sa
course. Ce sont des moments inoubliables, de ceux qu’on
voudrait figer dans le temps pour pouvoir les revivre aux
jours plus difficiles.
    Marie-Claire est présente à quelques enregistrements.
Elle y accompagne Michel et donne un coup de main à Hélène, à la cuisine   ; elle commence à s’intégrer au groupe.
Serge se sent comme au sein de la grande famille italienne
de sa jeunesse   : bouffe, musique, vin, humour, tout est au
rendez-vous.
    Il n’y a qu’une seule ombre au tableau, ombre qui se
précise en cours de processus   : la participation de Michel
Normandeau en studio provoque tensions et malaises. Le
décalage entre son jeu et celui des autres musiciens est de
plus en plus manifeste. L’entourage de Serge le place devant cette réalité dont il est conscient depuis longtemps.
Les musiciens font remarquer à Fiori que Michel est très
nerveux   : il a du mal à jouer ses partitions de guitare, il en
tremble. La situation devient pénible pour tout le monde.
Serge Locat en parle ainsi   : «   C’était très délicat. Michel
avait sa place et son rôle. Il était stimulant pour Serge.
Comme un coach qui ne le lâchait pas. Et on ne mesure
pas la qualité d’un musicien par le nombre de notes qu’il
peut jouer. Ce n’est pas un sport. Mais si tu choisis un type
de musique exigeante, comme le jazz, par exemple, ou ce
qu’on faisait dans Harmonium, ce n’est pas tout le monde
qui peut le faire. Et Michel ne pouvait tout simplement
plus suivre le band.   »
    Un après-midi, Serge et Michel Lachance vont se pro
mener dans le rang 7. Tout en marchant, ils discutent sérieusement   : Michel avoue être aux prises avec un insoluble casse-tête. Il emmène Serge dans le camion afin de lui
faire entendre la piste de Normandeau à la guitare solo. Sur
l’enregistrement, on entend ce dernier respirer très fort,
alors qu’il a du mal à jouer   ; il travaille avec acharnement,
c’est manifeste, mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Serge en a le cœur brisé   : il ne peut tout simplement
pas se résoudre à demander à son ami et complice de la
première heure de quitter le groupe, de s’effacer. Fiori demande donc à Michel de parler à Normandeau à sa place,
puisqu’il ne s’en sent pas la force. Lachance accepte. Ce
dernier endosse son rôle de réalisateur et tente d’expliquer
le plus diplomatiquement possible au guitariste qu’il a atteint ses limites, qu’il n’arrive plus à suivre les autres, que
la technique et les harmoniques du groupe sont devenues
trop complexes. Il ajoute aussi que beaucoup de temps
et d’argent ont déjà été investis dans le projet et qu’ils ne
peuvent se permettre de faux pas. Lachance tente avec délicatesse d’amener l’autre à reconnaître ses limites, mais
lui rappelle qu’il peut par ailleurs apporter beaucoup au
groupe.
    Cette conversation engendre une onde de choc puis
sante, un véritable tsunami qui déferle dans la paisible
maison de Saint-Césaire. Normandeau surgit comme une
furie dans la cuisine où Serge et Louis attendent sa réaction. Il est agité, vocifère, veut tout casser. Fiori tente de
lui faire entendre raison   : «   Écoute, Michel, de toute façon,
tu es toujours là. Reste avec nous, gère le groupe, continue
de t’impliquer, de nous faire travailler. Fais tout ce que tu
fais déjà et que tu fais bien, mais accepte tes limites. Tu ne
peux pas jouer, c’est tout. Fais tout le reste.   » Bien sûr, Michel ne veut rien entendre et il part en claquant les portes,
laissant la maison baigner dans un silence lugubre.
    Quelques jours plus tard, contre toute attente, Michel
Normandeau revient, mine de rien, s’installe à sa chaise
habituelle et prend sa guitare. Comme si rien ne s’était
passé. Cet après-midi-là, André Ménard et quelques autres
producteurs sont en visite à la maison, assis autour de la
table de cuisine avec Serge. Lorsque Fiori entend Michel
accorder sa guitare, il est consterné. Il ressent un profond
malaise, un mélange de colère et de grande tristesse   : il sait
qu’il doit aller lui demander de s’en aller. Prenant son courage à deux mains, il se rend au salon et s’installe