Serge Fiori : s'enlever du chemin

deux cent mille exemplaires vendus et une récolte de Félix impressionnante,
une belle tournée les attend. C’est du moins ce qui aurait
dû arriver, mais les choses tourneront autrement. Après un
premier spectacle dans une petite salle à Sainte-Agathe,
destiné à roder le spectacle, les deux musiciens en donneront un second dans un festival de musique du sud de la
France. Ce souvenir demeure flou dans la mémoire de Fiori   ;
il se souvient seulement de son état d’extrême anxiété.
La panique le gagne au moment de monter sur scène. Gerry
Boulet, qui a donné, la veille, avec Offenbach, un concert
au même endroit, lui suggère, en voyant sa tête de déterré,
de fumer un petit joint et de prendre quelques bières parce
que «   t’as pas d’l’air à filer, toé…   » lui dit-il. Serge ne se souvient ni du spectacle ni de quelle manière il est rentré, rien.
Sa santé mentale est au plus mal.
    Même si les attentes sont élevées et que la pression est
forte, devant le succès phénoménal de l’album, Serge et
Richard se parlent et s’entendent   : il n’y aura pas de spectacles ni de tournée, car ce n’est pas ce qu’ils souhaitent.
Dans la réalité, Séguin veut suivre son rythme et désire
rester avec sa fille Mayou, et Fiori, pour sa part, est profondément préoccupé par son équilibre psychique et son
épuisement professionnel. Il n’y a ni rupture ni dispute   : ce
sont tout simplement deux êtres engagés sur des chemins
différents. Il est clair que Deux cents nuits à l’heure est une
œuvre, un album qui s’inscrit de façon singulière dans le
paysage québécois, un projet fou, intense, une rencontre
de musiciens passionnés qui ont utilisé la musique comme langage du partage.
     
    Quand ils se sont tus, on les a vus monter
    Dans un drôle de camion pour deux inconnus
    Le camion roule sa vitesse le trahit
    Il cherche une lumière dans la nuit
    Deux
cents
nuits à l’heure
     
    Au El Casino, Serge monte un spectacle pour Neil Cho
tem. Libert Subirana prend pour la première fois conscience du piètre état mental de Serge Fiori et il accuse durement
le coup. «   On allait monter sur scène. J’ai vu la panique
dans ses yeux. Je ne comprenais pas, moi   ; j’avais du fun et j’étais content de monter. Mais lui, il pleurait. Il était incapable de monter sur la scène. Je me suis dit   : “ Oh, this
    is serious.” Ce n’était pas un jeu, il souffrait pour vrai. J’ai
compris tout de suite. Pour moi, jouer, c’est viscéral. J’ai
besoin de ça. Lui, il n’a plus besoin de ça, ça le rend malade. Je me suis dit que ça n’irait pas. Il ne savait pas comment expliquer aux autres ce qui se passait, mais c’était
trop pour lui.   » Fiori ne se sent plus à l’aise sur scène, il
n’a plus de plaisir à jouer en public   ; il abdique et choisit
d’abandonner la partie. Par respect pour Neil, il donne
seulement quelques représentations de ce spectacle dans
des bars et des cafés   ; de petites salles. «   C’était peut-être,
nous dit Fiori, le dernier ancrage, pour moi, avec des gens
proches   : Louis, Monique, Libert, Neil, Denis. Je sais que ça
ne va plus. Eux aussi. Neil est tellement dédié, je sais qu’il
tente de prolonger l’heptade et Fiori-Séguin. Il ne veut pas
retourner à Radio-Canada. Pour lui, comme pour moi, il y
a une transition à faire. Il est témoin de ma descente aux
enfers. Il veut être là, me sauver.   »
    Mais la descente aux enfers de Serge Fiori n’est hélas pas
terminée. Il reste quelques grands spectacles de l’heptade avant de tirer sa révérence, et il n’a pas la moindre idée de
la manière dont il y parviendra.
    Puis, c’est le spectacle de Bromont. Neil Chotem, qui
vient de terminer un album avec Marie-Claire Séguin, propose à Fiori et Séguin de partager le spectacle avec lui et la
famille d’Harmonium. Ils doivent répéter tous ensemble,
les chanteurs et les musiciens d’Harmonium, mais Serge
est dans un tel état qu’il ne parle plus, ne mange plus et ne
dort plus. Durant tout le mois au cours duquel ont lieu les
répétitions, l’attitude de Fiori sème la panique dans son
entourage. Chacun se demande ce qu’il peut faire pour
secouer le musicien dépressif et apathique. Tour à tour, ses
amis lui parlent, l’affrontent, le dorlotent   : rien n’y fait. Fiori
est maintenant absent de lui-même. Son regard demeure
vide, ses mains