Si je meurs au combat
les yeux. On n’allait surtout pas prendre le risque de détourner le regard, de peur que le gars s’efface, se dissipe, se transforme en une sorte d’ombre absente. Par moments, quand la jungle s’épaississait, on se rapprochait de lui, on tendait le bras, on touchait sa chemise.
Le gars de devant, c’est la civilisation. Il représente à la fois les États-Unis et tous les potes que t’as pu avoir ; c’est Erik, les petites blondes, une mère, un père. C’est ta vie, ton autel et Dieu mélangés. Et pour le gars qui se trouve tant bien que mal derrière toi, tu incarnes à toi tout seul sa petite lueur d’espoir.
On avançait pas trop vite et la marche m’a transporté au moment des classes. J’ai repensé à la chanson sur les Viêt-congs : « Viêtnam, tous les soirs, quand tu dors, les Niakoués se mettent à pulluler » Je pensais à la Légende de Sleepy Hollow , à la violence imminente et impotente de ce gentil Ichabod Crane, qui se demandait dans quel virage, sur la route, dans quelle ombre d’arbre menaçante se cachait son cauchemar. Je me suis souvenu d’un rêve que j’avais fait petit, quand j’étais un gosse de quatorze ans qui dormait dans un coin paumé du Minnesota du Sud. Le seul rêve dont je me sois jamais vraiment souvenu. J’étais en prison. Ça se passait quelque part sur une terre sombre et maléfique. La prison était un trou dans la montagne. Pendant la journée, des geôliers moustachus au teint basané nous faisaient travailler comme des esclaves dans des mines de charbon. La nuit, ils nous enfermaient avec des rochers, chaque prisonnier dans la solitude de sa cellule. Ils avaient des fouets, des fusils, et ils les utilisaient comme des maniaques. Le donjon de la montagne sentait le moisi. Tout à coup, on était libres, on s’était échappé de notre grotte comme on avait pu. Des projecteurs, des sirènes et des mitrailleuses déchiraient la nuit et nous transperçaient. On entendait des hurlements. Il pleuvait. C’était une pluie relativement légère qui faisait ressortir une odeur moisie de laîche et de salamandre. Je traversais la nuit comme un fou furieux, avec le cœur qui battait la chamade et me faisait un mal de chien. Je tombais. Derrière moi, il y avait des torches qui embrasaient l’obscurité et les hurlements des gars basanés nous poursuivaient. Je m’enfonçais dans une forêt. Je courais, finissais par ressortir des branchages et traçais ma route jusqu’au sommet de la montagne. Là-haut je m’allongeais. Il n’y avait plus de projecteurs, plus de bruit, plus de coups de feu. Je regardais en direction de la vallée et, tout en bas, il y avait un carnaval. Une femme ravissante, couverte de plumes et toute bronzée, était en train de charmer des serpents. Elle donnait des petits coups à ces créatures, elle les faisait danser, gigoter, tout un spectacle. J’ai crié pour lui demander : « C’est par où le chemin de la liberté ? C’est par où, la maison ? » Elle était à plus d’un kilomètre, mais elle a levé sa baguette et l’a pointée en direction d’une route. J’étais amoureux de cette femme, de ses serpents, de sa baguette et de sa peau toute bronzée. Je suivais la route, la pluie s’était mise à tomber plus fort, je sifflais, je me sentais heureux, amoureux. La pluie s’arrêtait de tomber. La route donnait sur une clairière, dans une forêt toute noire. La femme était là, avec des gouttes d’eau éparpillées sur les bras et sur ses cuisses brunes. Elle avait le bras autour d’un geôlier moustachu et basané, et elle se marrait tout en pointant sa baguette vers moi. Le geôlier la prenait dans ses bras et, ensemble, ils me chopaient. Retour en prison. Voilà mon rêve. Je repensais à ce rêve tout en marchant, jusqu’à ce qu’on arrive au croisement.
Mark le Cinglé nous a donné l’ordre de nous disperser le long des deux chemins, de nous mettre en place en forme de L, comme il l’avait montré sur la carte, au camp.
Il m’a filé une mine Claymore et il a pointé le doigt sur un coin qui longeait le chemin est-ouest. En avançant dans le noir, je me suis senti à la fois courageux et légèrement ridicule. Ce procédé mortel marchait aussi bien que pendant les classes. J’ai inséré le bouchon d’explosif dans le trou qui se trouvait sur la mine. J’ai ouvert les petites pattes métalliques de la mine avant de bien les enfoncer dans la terre, et j’ai foutu le côté concave
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