Si je meurs au combat
buissons. Ça, c’est un vétéran, je me suis dit. Il savait ce qu’il faisait. Je pensais à l’impossibilité de dormir, je me disais que j’aurais peut-être dû laisser Reno dormir encore un peu, et c’est à cet instant que je suis paisiblement tombé dans les bras de Morphée.
Reno m’a réveillé. Mon treillis était trempé, un amas de tissu vert imbibé de flotte. Il tombait de la bruine et ça caillait. J’ai demandé à Reno de me passer la montre. Il était trois heures dix. Reno m’avait grugé de quelques minutes. Normalement, j’aurais dû dormir jusqu’à trois heures vingt, mais c’était lui le chef de groupe, donc j’avais qu’à la fermer. Il a souri et m’a dit, sans même prendre la peine de chuchoter :
— Va pas trop te mouiller, le nouveau. Si tu chopes une pneumonie, on va devoir te renvoyer à l’arrière. Ça te ferait bien chier, non ?
Il s’est allumé un clope en le protégeant dans le creux de la main. C’était débile et contre les ordres, mais je ne savais pas si c’était plus lâche de lui dire de l’éteindre (il se serait foutu de ma gueule) ou de la fermer (tout en espérant le voir crever d’un cancer des poumons), ce qui m’a poussé à m’interroger sur le type de courage que j’avais pour faire ce que j’avais à faire. La pluie a fini par éteindre son clope. Reno a roulé par terre et s’est endormi.
J’ai passé l’heure à compter les jours qu’il me restait à tirer au Viêtnam. J’ai compté les mois, les semaines et les heures. J’ai pensé à une fille. Même pas la peine d’y compter, bien entendu, mais j’essayais de me remémorer son visage. Seuls certains mots me venaient à l’esprit. L’un d’entre eux, c’était « sourire », et j’y ai ensuite ajouté l’adjectif « intrigant », pour le rendre plus personnel. J’ai pensé au terme « cheveux », que j’ai modifié grâce aux adjectifs « épais » et « blond roux », plus tout à fait sûr qu’ils soient encore vraiment appropriés, et c’est là que toute une série de mots s’est mise à couler : « mystérieuse », « Marie-Madeleine », « éternelle ». J’essayais de transformer ces qualificatifs en images, et j’essayais de fermer les yeux, après avoir bien regardé la route. J’essayais de me remémorer tout ce que je pouvais sur cette fille, j’essayais de la mettre dans une situation particulière, j’essayais de réciter ce poème d’Auden dans un murmure plein de courage. Mais malgré tout cela, je ne parvenais pas à la revoir. Quand je murmurais le mot « cheveux », je voyais relativement bien sa chevelure. Quand je disais « yeux », j’avais bien en face de moi deux iris bleus qui me souriaient, et c’étaient les siens, aucun doute là-dessus. Mais si je prononçais le mot « visage », si j’essayais d’en faire ressortir le véritable portrait de la fille, tout ce que je parvenais à faire apparaître, c’étaient les mots « visage » ou « œil » qui s’inscrivaient devant moi. C’était comme si je demandais à un ordinateur de voir à ma place. La leçon que j’en ai tirée, c’est qu’aucune lettre aucun souvenir, aucun souhait, aucun espoir ne vaut les terres temporaires peut-être, voire hypothéquées, mais que l’on peut véritablement toucher.
J’ai passé un peu de temps à réfléchir aux trucs que j’allais faire après le Viêtnam, une fois que je n’aurais plus de sergents-chefs ni de fusils dans les pattes. J’ai fait une grande liste. J’allais écrire sur l’armée. Mettre au jour la brutalité, l’injustice, la stupidité, l’arrogance de la guerre et des hommes qui la font. J’allais régler mes comptes avec certains gars, dévoiler le caractère maléfique de mes sergents instructeurs avec une telle puissance que le jour où ils iraient en enfer, ils se lamenteraient d’avoir cherché des noises au soldat O’Brien. J’allais mettre au jour l’insouciance avec laquelle des gars comme Reno mettaient ma vie en danger. Je partirais en croisade contre cette guerre, et si je tombais sur d’autres guerres, après ma libération, je ferais tout mon possible pour savoir si elles étaient justes, nécessaires, et si je découvrais que ce n’était pas le cas, je mènerais une nouvelle croisade. Je me demandais comment des types comme Hemingway, Pyle et Jack London pouvaient écrire sur la guerre de manière aussi précise, aussi émouvante, sans pourtant débattre
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