Si je meurs au combat
nous donnait peut-être pas de raisons politiques. Cette guerre, comme la guerre personnelle d’Hector, était à la fois débile et absurde. Les Grecs avaient fait le siège de Troie à cause d’une belle petite nana. Et bon Dieu, Hélène, c’était le genre de nana que la plupart des Troyens crasseux et couverts de verrues n’arrivaient jamais à toucher ; le genre de nana qui n’allait sûrement pas sourire au soldat qu’elle croiserait dans la rue. On avait fait le siège du Viêtnam parce qu’on était à la recherche d’un type de gouvernement et de style qui correspondait au modèle américain, un modèle gentil, mignon et aux mœurs plutôt légères. Et la plupart des gars de la compagnie Alpha auraient préféré une putain un peu sympa à ce genre d’autodétermination. Le capitaine Johansen nous aidait à mitiger tout cela et à nous débarrasser progressivement de l’absurdité ambiante, il nous montrait qu’un homme pouvait faire preuve de grâce et de dignité dans les pires circonstances, dans une mauvaise guerre. On s’accrochait à lui.
Même quand j’oublie un peu le capitaine, quand je repense à moi et aux jours où je me tordais de trouille, en plein délire, pendant que ça tirait de tous les côtés, et puis aussi aux autres jours, quand j’allais bien, quand je tirais moi aussi sur l’ennemi, quand je parlais avec cohérence à la radio, ou quand j’observais tout simplement comment se déroulait le combat, une bonne partie de toute cette futilité et de cette absurdité semblait disparaître. C’est l’idée de la virilité grossièrement idéalisée. Tu associes tes amis morts à cette vision pure de l’archétype du soldat mort. Tu associes tes amis encore en vie à cette masse chaotique de soldats couverts de poussière qui grouillent sur la planète depuis la nuit des temps. Et tu essaies de trouver un héros.
C’est plus dur, en revanche, de se voir soi-même comme ça, comme Hector, ce bon vieil Hector, mort de manière tellement galante. C’est impossible. Voilà le problème. Et comme tu te connais bien, tu sais pertinemment que tu ne parviendras jamais à rendre tout cela réel à tes yeux. C’est triste, le jour où tu te rends compte que tu n’as plus grand-chose d’un héros.
*
La grâce malgré la pression, dirait Hemingway. Voilà comment on reconnaît un homme courageux. Mais d’une certaine façon, la grâce malgré la pression, cela ne suffit pas. Il est trop facile d’affecter la grâce, et trop dur de voir au travers. Je revois ce gars en train de se faire la malle, l’air sérieux, pas le moindre signe de peur, mettre les voiles avec une telle grâce, une telle assurance, que personne ne s’est jamais douté de rien. Le genre de truc dont les tire-au-cul étaient adeptes :
— Je sais que c’est pas évident, chef. J’ai pas du tout envie de retourner à l’arrière, vous me connaissez. Mais…
S’ensuivait alors le gros mensonge, ce mensonge qu’ils déclamaient sans même baisser les yeux. La grâce malgré la pression des circonstances, ça veut dire que tu peux te confronter avec grâce à une situation donnée ou alors l’esquiver avec la même grâce. Mais dire que ces deux choses sont du même ordre, parce que toutes les deux impliquent de la grâce, c’est une erreur. La grâce malgré la pression ne correspond pas au courage.
Encore un cliché : le lâche meurt à mille reprises, alors qu’un homme courageux ne meurt qu’une fois. Il semble que cela non plus ne soit pas vrai. Un homme est-il une bonne fois pour toutes le dernier des lâches ? une fois pour toutes un héros ?
Il est plus probable que les hommes agissent parfois avec lâcheté et parfois avec courage, et chaque fois de manière différente, à des degrés qui peuvent varier. Les hommes qui réussissent bien, dans la moyenne, avec peut-être un grand moment de gloire, ces hommes-là sont courageux.
Et ceux qui ne sont ni des lâches ni des héros, ces hommes qui transpirent de trouille à grosses gouttes, qui ne réussissent pas leur coup, qui se lamentent sur leur sort, avant de retenter encore une fois le coup (la grande majorité des gars de la compagnie Alpha), même eux peuvent se racheter. Les aphorismes un peu trop simplistes ne sont pas de grand recours au type moyen, au type qui veut tenter sa chance, mais qui s’est déjà vu mort à plusieurs reprises, qui se tord de trouille quand ça tire de partout, qui s’imagine alors en
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