Souvenir d'un officier de la grande armée
soutenir le choc. Nous restâmes toute la journée sous les armes à attendre si l’ennemi avait quelque désir de troubler notre sécurité. J’étais à portée de voir le succès de nos colonnes ; le bruit du canon fut terrible toute la journée et celui de la mousqueterie bien garni. Peu accoutumé au bruit, j’en étais étourdi, sans cependant craindre de l’entendre de plus près. J’aurais désiré au contraire que l’on se battît, pour prouver que, malgré que l’on fût nouveau dans un pareil service, on avait autant l’amour de la gloire que les anciens.
L’ennemi nous laissant tranquilles, on s’occupa une partie de la journée à faire des baraques en paille. Tout ce qui fut trouvé dans le village, tant en bois qu’en comestibles, fut enlevé. Les horreurs se renouvelèrent, mais j’y fus moins sensible ; d’ailleurs le besoin l’ordonnait. Un compatriote me céda du pain, sans quoi je m’en serais passé toute la journée. Le soir je fus de garde de l’autre côté du Danube, en faction à dix pas des Autrichiens. Il n’y avait qu’un petit canal qui me séparait du factionnaire ennemi ; il me laissa tranquille, j’en fis de même.
À peine ma faction était-elle terminée, à minuit, que nous fûmes enlevés de nos superbes bivouacs pour nous porter plus loin, dans la nuit la plus obscure et la plus froide, pour nous rapprocher de l’Empereur. Dans ce nouvel endroit, nous ne trouvâmes rien : pas de paille pour se coucher à terre, peu de bois à brûler et le vent du nord comme en Laponie. Je passai une triste nuit. Brûlé d’un côté, gelé de l’autre, tel fut mon repos.
Quelqu’un qui n’aurait eu que le désir de s’amuser, de jouir d’un spectacle aussi nouveau qu’agréable, pouvait se satisfaire : plusieurs lignes immenses de bivouacs, à perte de vue, offraient un coup d’œil ravissant ; des milliers de feux répandus sur le vaste horizon ; les étoiles vives et scintillantes contrastaient trop fort avec notre position, qui n’était rien moins que brillante. Ce fut ce jour là que je couchai pour la première fois au bivouac ; je n’y trouvai rien de bien engageant ; c’est un triste couchage. J’ai dit, bien des fois depuis, que le plus beau des bivouacs ne vaut pas la plus misérable cabane.
16 octobre. – À la pointe du jour, nous partîmes du bivouac pour nous diriger sur Ulm. La journée commençait à être très mauvaise ; les routes étaient encombrée de boue et obstruées par l’artillerie. La pluie tombait avec force. Nous arrivâmes dans un bois, où l’on trouva, sur le bord de la route, une clairière. Nous étions tellement gênés par l’artillerie et la cavalerie qu’on nous y laissa, pour attendre qu’elles eussent filé. Quatre heures après, nous étions encore là, sous des torrents de pluie, dans la boue jusqu’aux genoux, n’ayant rien mangé de la journée, et tous nos membres engourdis de froid. Ce qui ralentissait la marche de l’armée, c’était le pont d’Elchingen, à un quart de lieue de là, qui avait été coupé par l’ennemi, et si mal réparé par nous, à cause de la hâte, qu’on craignait à tout instant qu’il ne se rompît. Un aide de camp du maréchal Bessières vint nous tirer de ce lieu de mort, en donnant l’ordre de nous porter de suite à Elchingen, au quartier général de l’Empereur. Chacun suivit la route qui lui parut la plus convenable pour arriver plus vite. Quand j’eus passé le pont, je vis pour la première fois un champ de bataille.
Ce spectacle me glaça d’effroi, mais l’état que j’avais embrassé devait me faire oublier tout cela. La plaine était couverte de cadavres, presque tous Autrichiens. Dans le village, dans les rues, dans les maisons, dans les jardins, tout était garni de morts. Pas un coin qui ne fut arrosé de sang. Nous fûmes logés militairement. Je n’ai pu me coucher de la nuit, faute d’espace pour m’asseoir sur le plancher. Les maisons étaient pleines de blessés, sans habitants et dévastées. Je ne mangeai rien de la journée ; je ne pus même pas faire sécher mes habits qui étaient pourris d’eau. Quatre jours après, ils ne l’étaient pas encore entièrement.
Tel fut le résultat de la journée du 23, qui fut une des plus cruelles de la campagne. L’Empereur ne s’était pas débotté depuis huit jours. Mais le mouvement de nos corps d’armées avait tellement dérangé les plans de campagne de l’ennemi, qu’il
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