Souvenir d'un officier de la grande armée
L’escalier, fort heureusement, était intact, et nous pûmes sortir sans accident. Nous voilà dans la rue, presque nus, sans souliers, ayant de la neige jusqu’aux genoux, nos effets dans des draps de lit que nous avions sur le dos, embarrassés de nos fusils, sabre, giberne, bonnet d’oursin, plumet, chapeau, le diable enfin, ne sachant où nous diriger, ahuris par les cris de la foule qui débouchait de tous les coins de rue, par le galop des chevaux qui amenaient des pompes et des tonneaux fixés sur des traîneaux, par le tocsin sonné par toutes les cloches de la ville, par la générale qui se battait dans toutes les sections, par l’arrivée des premiers piquets de cavalerie, des officiers d’ordonnance, des généraux et du gouverneur de la ville, le général Huttin, colonel des grenadiers à pied de la Garde, et de tous les militaires qui pouvaient craindre que ce fût un signal, pour une insurrection contre la vie de l’Empereur et de la garnison. C’était un vacarme à ne savoir où donner de la tête.
Pendant que tout s’organisait pour arrêter les progrès de l’incendie, nous achevâmes de nous habiller au milieu de cette cohue ; mais le sauvetage de nos effets n’était pas complet, il fallut remonter dans notre chambre pour les chercher, ce ne fut pas sans danger, et en les recouvrant, nous eûmes la douce satisfaction de pouvoir faciliter la sortie de quelques personnes qui auraient pu être victimes de ce désastre. Je dois mentionner, à la louange des autorités et des habitants, que les secours furent prompts et bien dirigés.
Un mot de mécontentement, prononcé par le gouverneur, nous faisait craindre qu’il nous accusât d’être les auteurs de ce malheureux sinistre. Dans la matinée, nous nous rendîmes chez lui pour être interrogés ; quelques mots suffirent pour nous justifier. On nous logea chez un banquier de la même rue.
Il y avait tous les jours grande parade, dans la cour extérieure du château, située entre le palais et la prairie dont j’ai parlé. Le bataillon de service et les piquets de cavalerie de la Garde s’y trouvaient et restaient pour défiler les derniers. Toutes les troupes qui arrivaient de France, toutes celles qui étaient restées en arrière pour poursuivre les débris de l’armée prussienne ou pour bloquer les places fortes, que l’ennemi cédait tous les jours, étaient passées en revue par l’Empereur, qui les gardait longtemps sous les armes. Il faisait à l’instant même toutes les promotions nécessaires pour compléter les cadres des régiments, distribuait des décorations aux militaires qui lui étaient signalés comme ayant mérité cette glorieuse récompense, adressait des allocutions aux corps, les faisait manœuvrer pour s’assurer de leur instruction pratique, enfin ne négligeait rien de ce qui pouvait intéresser leur bien-être ou les enflammer du désir de voler à d’autres combats.
Ces parades et revues étaient très curieuses à observer ; on aimait à suivre du regard celui qui foudroyait les trônes et les peuples. Nous fûmes deux fois exécuter de grandes manœuvres dans les environs de Berlin, sous les yeux de l’Empereur.
J’étais un de ceux qui tenaient les drapeaux pris à l’ennemi, à la bataille d’Iéna, quand l’Empereur les présenta à la députation du Sénat, qui vint jusqu’à Berlin pour les recevoir. C’était un cadeau que l’Empereur faisait à son Sénat conservateur.
Pendant les vingt-sept jours pleins que je restais à Berlin, je visitai tous les monuments, toutes les collections importantes, tous les beaux quartiers de cette belle ville. Je fus plusieurs fois au spectacle, pour voir jouer des grands opéras français, traduits et arrangés pour la scène allemande.
Le lendemain de son entrée à Berlin, l’Empereur fit mettre à l’ordre de l’armée une nouvelle proclamation, pour annoncer que les Russes marchaient à notre rencontre, et qu’ils seraient battus comme à Austerlitz. Elle se terminait par cette phrase : « Soldats, je ne puis mieux exprimer les sentiments que j’éprouve pour vous, qu’en disant que je porte dans mon cœur l’amour que vous me montrez tous les jours. »
À LA RENCONTRE DES RUSSES
Entré en Pologne le 29 novembre, Barrès arrive le 3 décembre à Posen, où il restera jusqu’au 15.
À notre arrivée, on nous lut la nouvelle proclamation que l’Empereur fit mettre à l’ordre de l’armée, le 2 décembre, pour
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