Spartacus
lassitude, la résignation et même le dégoût.
— Tu es grec, rhéteur, me dit-il au soir de la dernière bataille. Tu connais l’histoire des hommes. Tu as enseigné la sagesse de Rhodes à Rome. Tu as parcouru les provinces de la République. Tu as côtoyé les magistrats romains. Ils t’ont honoré. Que penses-tu de tout cela ?
Autour des feux, les hommes ripaillaient. Les flammes éclairaient le champ où s’était déroulé le combat. Hommes et loups rôdaient, se disputant les cadavres.
— Je suis juif, reprit Jaïr. J’écoute la parole du Dieu unique. J’ai suivi le Maître de Justice au désert. Toi – il a posé la main sur mon genou –, moi, nous sommes des hommes libres, même si les Romains ont voulu faire de moi un esclave, s’ils t’ont traité en serviteur et s’ils t’ont méprisé comme ils font de tous ceux qui ne sont que des affranchis. Mais eux…
Devant nous, des esclaves se battaient pour un morceau de viande, une amphore de vin, une tunique de soldat romain.
— Eux, Posidionos, sont encore des animaux, même s’ils croient être devenus des hommes libres.
— Tu parles comme un préteur romain, ai-je répondu.
Je lui ai rapporté les propos de Publius Varinius : pour lui, les esclaves et les gladiateurs qui avaient rompu leurs chaînes n’étaient que des rats.
— Regarde-les, a murmuré Jaïr.
Au milieu d’un cercle de cris, des esclaves avaient roulé à terre, tentant de s’étrangler.
— Crois-tu qu’ils agissent comme des hommes libres ? Crois-tu que Spartacus puisse faire de cette horde une armée ?
J’ai répondu que Spartacus avait déjà vaincu les centuries du préteur Claudius Glaber, du légat Furius et du préteur Martial Cossinius.
Jaïr a baissé la tête.
— Demain, a-t-il murmuré, il faudra affronter l’armée de Varinius, vaincre encore et donc tuer. Or un homme, a-t-il ajouté, ne peut-être libre quand il tue.
— Faut-il alors se soumettre à Rome et accepter le supplice ? Se laisser tuer comme un rat ?
— Dieu voit et décide, Posidionos.
J’ai pensé cet automne-là, qui fut celui des victoires, que le Dieu unique de Jaïr le Juif et toutes les divinités s’étaient alliés pour protéger et inspirer Spartacus.
Le Thrace allait d’un groupe à l’autre. Il écoutait Jaïr lui parler du Maître de Justice et de son Dieu. Il se mêlait aux Germains et aux Gaulois, aux Daces et aux Celtes, aux Phrygiens et aux Samnites qui sacrifiaient des taureaux et des moutons, des boucs et des poulets, et cherchaient dans les entrailles encore fumantes de ces animaux à deviner les intentions des dieux. Il écoutait Apollonia lui rappeler les oracles de Cybèle et la volonté de Dionysos. Et il ne me contredisait pas lorsque je lui disais que le mont Vésuve ressemblait à l’Olympe, qu’il y avait été accueilli et conseillé par les dieux.
Les hommes le suivaient, l’entouraient, l’observaient cependant qu’il participait aux rites, descendait dans la fosse au-dessus de laquelle on égorgeait un taureau en l’honneur du dieu Mithra cher à Vindex le Phrygien.
Il parlait peu, mais même les plus rebelles des esclaves et des gladiateurs, ceux qui avaient le regard fixe des bêtes, ceux qui avançaient voûtés, leurs mains frôlant le sol, le corps déformé par les travaux qui les avaient accablés depuis l’enfance, exécutaient ses ordres, fut-ce en rechignant, parce que les dieux lui avaient donné autorité et habileté, qu’il avait déjà vaincu les Romains et était le seul à pouvoir défaire l’armée dont le préteur Publius Varinius avait pris la tête.
Elle avait quitté Cumes alors qu’arrivaient de la mer les tempêtes d’automne.
Les averses noyaient la terre de Campanie, devenue boueuse, dans laquelle on enfonçait, fouetté par la pluie, poussé par le vent et les tornades qui brisaient les pommiers et couchaient les vignes.
Le fleuve Vultume était en crue, charriant des arbres arrachés, et le préteur Varinius avait établi son camp loin des rives, attendant pour traverser que les eaux eussent retrouvé leur lit.
L’armée de Spartacus était elle aussi en crue. Des esclaves affluaient du Samnium et d’Apulie, du Bruttium et de Calabre, des monts Abruzzes et même de Cisalpine. Certains avaient réussi à franchir la mer et évoquaient les guerres serviles qui avaient dévasté la Sicile, la peur qui avait saisi là-bas les maîtres, les magistrats, les
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