Spartacus
l’avions surpris. Car il avait fui, et je m’étais lancé à sa poursuite.
Licinius Crassus ricane, se tourne vers le tribun Julius Caesar puis vers le légat Fuscus Salinator.
— Il s’est offert comme un appât puis s’est dérobé.
Crassus se penche vers le légat Mummius.
— Et toi, aveuglé par ton avidité, par ton désir de gloire, tu t’es précipité, tu n’as pensé ni au piège ni à la feinte. Tu as imaginé que tu allais capturer cette bête rusée, la traîner devant moi, devant le Sénat, enchaînée, et que les comices t’éliraient préteur et, pourquoi pas, consul : Mummius l’imperator, le victorieux !
Le proconsul crache en direction du légat vaincu, qui recule.
— Ne bouge pas ! hurle Licinius Crassus.
L’autre reprend sa place.
— Continue, Mummius ! Raconte-nous comment tu as laissé tes premières lignes jeter leurs armes, s’enfuir comme des moutons, comme des esclaves ! Et comment tu as ainsi perdu les deux légions dont je t’avais confié le commandement. Dis-nous comment tu as failli, légat !
Crassus fait quelques pas au bord du tertre, puis revient s’immobiliser face à Mummius.
— Je t’écoute !
— Ils étaient des dizaines de milliers, raconte le légat. Ils étaient couchés dans les fossés, accroupis derrière chaque buisson, dissimulés dans les forêts. Certains étaient grimpés jusqu’au faîte des arbres.
Le légat redresse la tête.
— C’était une multitude hurlante. Elle nous a recouverts de toutes parts. Une pluie de pierres lancées par les frondeurs depuis les arbres nous a frappés et en même temps nous étions encerclés, ensevelis sous les corps. Chacun de nous devait faire face à plusieurs de ces bêtes féroces.
— Et ceux-là ? vocifère le proconsul Licinius Crassus en tendant le bras vers les cinq cents hommes désarmés. Tu veux me faire croire qu’ils se sont battus comme doivent le faire des soldats de Rome, des soldats des légions que j’ai levées, payées de mes deniers, des légions dont moi, Licinius Crassus, je suis le proconsul et qui doivent vaincre ? Crois-tu que ceux-là ont lutté seuls contre plusieurs de ces bêtes sauvages ? Ils n’ont pensé qu’à sauver leur peau !
Le légat baisse à nouveau la tête.
— Ces fauves étaient nus, reprend-il, le corps enduit de boue, d’huile, parfois de sang. Ils avaient le visage peint, noirci. Leurs voix n’étaient pas celles d’hommes, mais de bêtes. Ils étaient insensibles aux coups qu’on leur portait. J’en ai blessé plusieurs, mais le corps tailladé par mon glaive, le bras tranché, ils se battaient encore, ils s’agrippaient à moi, tentaient de m’égorger avec leurs dents. Il y avait aussi ces femmes parmi eux, nues, les plus furieuses…
— Ta voix en tremble encore, Mummius ! Tu n’as pas donné l’exemple du courage, mais celui de la peur. Tes soldats n’ont pensé qu’à épargner leurs vies et ont jeté leurs armes. Ils se sont enfuis, aussi lâches, aussi stupides que des moutons. Ils ne se sont arrêtés de courir que quand ils ont rencontré mes légions. Et en les voyant tête nue, sans armes, sans boucliers, j’ai cru vomir de dégoût. Ils valent moins que le plus vil des esclaves !
Le légat fait un pas en avant.
— Tue-moi, Licinius Crassus ! dit-il.
Le proconsul le regarde. Son visage se creuse de dédain. Il crie en martelant chaque mot, le bras tendu vers les hommes désarmés :
— Centurions, qu’on rassemble ces fuyards, ces lâches, par groupe de dix, et que le sort désigne l’un d’eux dans chaque dizaine.
49
L’un après l’autre – un homme sur dix –, ceux que le sort et les dieux ont désignés s’alignent côte à côte devant les légions en armes.
Ils sont cinquante, la nuque ployée, comme s’ils attendaient déjà le coup de hache.
Ils ne tournent pas la tête pour voir ceux que le sort et les dieux ont épargnés, ces quatre cent cinquante qui ont fui comme eux, qui ont jeté leurs armes, comme eux, mais qui vont échapper à la mort.
Serrés les uns contre les autres, les survivants regardent les sacrifiés que l’on commence à dénuder parce qu’ils doivent mourir nus, comme des bêtes, comme des lâches qu’ils sont.
Crassus lève le bras.
Les soldats commencent à frapper de leurs glaives les boucliers. C’est un battement sourd et lent qui envahit peu à peu toute la plaine, comme s’il s’agissait de la cadence d’un cœur
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