Spartacus

noblesse de France n’aurait pas aboli les privilèges sur la foi de fausses informations certifiant que tous les châteaux du royaume étaient mis à sac. Le vent de panique qui souffle sur l’Italie au début de l’année 72 doit ressembler à celui qui enflamme la France de l’été 1789. Poussés par l’espérance et la crainte de laisser passer une chance unique, de nombreux esclaves se décident. Par petits groupes ils s’enfuient des domaines agricoles et des opulentes villas. Ce sont sans doute les esclaves les plus récents qui partent en premier. Ceux qui ont encore le souvenir de leur liberté. Ceux qui ont été guerriers en Orient, en Thrace, en Gaule ou en Espagne, et tous ceux que l’asservissement n’a pas encore brisés. Ces petits groupes se mêlent au hasard des rencontres. Comme au sein de l’armée des esclaves, les communautés ethniques se reforment naturellement autour des langues communes. Les fugitifs évitent d’abord les voies romaines le jour et marchent la nuit. Ils se soutiennent, partagent les quelques provisions qu’ils ont volées avant de partir et complètent leurs vivres grâce aux rapines qu’ils font en chemin. Ils échangent aussi leurs informations. Ce sont toujours les mêmes histoires, toujours plus extraordinaires. Si tout le monde les connaît, c’est forcément qu’elles sont vraies. Tous confirment qu’il faut marcher vers le sud. Au bout de plusieurs semaines d’errance et de peur, les groupes arrivent enfin près de la via Popillia. En Lucanie, elle est presque déserte. Plus aucun voyageur ne remonte en direction du nord, mais de nombreux esclaves fugitifs l’empruntent en sens inverse. Ils sont si nombreux qu’ils ne cherchent plus à se cacher et marchent le jour pour aller plus vite. Encore quelques jours et ils prennent contact avec les premiers éclaireurs de Spartacus, à plusieurs milles au nord de Consentia. Ces esclaves en armes leur indiquent la direction, Consentia d’abord, puis Thurium. Les nouveaux venus se placent sous l’autorité de Spartacus et de ses lieutenants ; ils se fondent dans la masse en renforçant les groupes ethniques déjà constitués. Ils fabriquent à leur tour des armes et s’entraînent à leur maniement. Ils obéissent sans effort aux règles édictées par Spartacus. Faites au départ pour les gens de l’Italie du Sud, d’où viennent la plupart des esclaves, les lois du chef rebelle valent à présent pour le pays tout entier. C’est ce qu’affirme Salluste lorsqu’il rapporte que « la loi lucanienne devint commune à tous les fugitifs, même en deçà du Pô ».

    Marcel Ollivier, l’un des pères de la légende « spartakienne »
    Au fil des semaines passées à Thurium, Spartacus devient ainsi un véritable chef qui allie à ses qualités de tacticien de véritables dons d’organisateur. Les histoires plus ou moins romancées de l’aventure des esclaves ne manquent pas d’imagination pour décrire l’activité de ces hommes pendant le début de l’année 72. En 1929, dix ans avant la version d’Arthur Koestler, Marcel Ollivier donne déjà le ton pour décrire le camp que Spartacus aurait installé entre les deux fleuves qui coulent vers Thurium. C’est lui qui établit l’idée que la ville n’a pas été prise par les esclaves, contredisant ainsi les témoignages concordants de Florus et d’Appien. Inventant même une citation de ce dernier, il affirme que « ne pouvant ni ne voulant punir, il moralisait pour discipliner ». Véritable Rousseau antique, Spartacus devient sous la plume de Marcel Ollivier une sorte de saint laïc : l’auteur prétend même qu’il « se dépouille de sa part de butin pour indemniser des habitants de Thurium que quelques indisciplinés avaient pillés 70  ». Aucune de ces images pieuses n’est fondée sur le moindre début de témoignage historique. Il est étonnant de voir Ollivier se laisser aller à un tel romantisme alors qu’il connaît très bien les sources antiques et que sa biographie comporte d’excellents passages sur l’histoire de Spartacus. En fait, cet auteur assez obscur, proche des milieux pacifistes de l’entre-deux-guerres, malmène les sources au profit du discours politique ambiant. En mêlant habilement le vrai et le faux, son ouvrage a certainement contribué à forger une certaine image de Spartacus dans l’esprit du grand public. C’est justement le sérieux général de son ouvrage qui crédibilise les