Staline
parti
dirigeant à des légions de membres de l’ancien appareil d’État et des partis
vaincus, las, eux aussi, des tempêtes, et dont la volonté de réussite
individuelle est inversement proportionnelle à la conviction idéologique. Car
le Parti doit alors faire vivre une société exsangue et paralysée, tout entière
occupée à trouver de quoi se nourrir, se vêtir, se chauffer. Omniprésent, il
remplit des fonctions politiques, économiques, administratives, sociales, voire
militaires. Cette multiplication des tâches explique le nombre croissant de ses
membres et le gonflement de son appareil, qui n’a plus besoin des politiques,
des tribuns, des agitateurs de la révolution, ni des commandants et chefs d’escadrons
comme au temps de la guerre civile, mais de rédacteurs, de comptables, d’administrateurs,
aptes à calculer, contrôler, superviser, gérer, autoriser ou interdire, boucler
un rapport, un contre-rapport ou une synthèse, et d’informateurs tâtant le
pouls de la population. Tous ces individus, assis dans leurs bureaux, voient
bientôt dans la paperasserie l’essentiel de la fonction de militant ; les
bavards qui entravent ce travail par leurs discussions interminables leur
apparaissent vite comme des gêneurs puis des saboteurs ; bientôt, la
première tâche du « socialisme » sera, pour eux, de préserver et d’améliorer
leur propre statut.
Des dizaines de milliers d’anciens fonctionnaires tsaristes,
d’anciens membres de partis dissous, de cadres militaires démobilisés, de
cadres moyens du Parti qui ont accédé à des fonctions de commandement au cours
de la guerre civile forment l’ossature de cet appareil tentaculaire. Or les
appareils, marginalisés en période révolutionnaire, occupent une place
primordiale lorsqu’il s’agit de reconstruire. C’est le grand atout du
Secrétaire général qui, en développant l’appareil, augmente le nombre de places
de commandement et de contrôle : ainsi, le 6 juin 1922, le
Comité central crée la Direction principale de la censure (Glavlit), dotée de
sections à Moscou, Petrograd, Smolensk, Rostov, Saratov, Ekaterinbourg, Kiev,
Odessa, Kharkov et en Sibérie ; la mise en place de chacune d’elles,
animée par un directeur et deux adjoints, induit une dizaine d’emplois de
responsables, de suppléants, de secrétaires. Ce Glavlit est flanqué d’un Comité
de contrôle du répertoire (théâtral), qui essaime lui aussi dans les diverses
républiques, et comprend bientôt 53 subdivisions provinciales (les Gublit)…
qui font proliférer de nouveaux emplois de contrôle paperassiers. Cet appareil
qui prolifère aspire à la tranquillité, après cinq années de secousses. Il lui
faut un patron qui lui garantisse un usage paisible de la victoire, mette fin
aux discussions interminables qui dérangent, fatiguent, prennent du temps, et
garantisse aux « cadres » des bienfaits tangibles et durables.
La fusion rapide entre l’État et le Parti fait coexister
puis entrer en symbiose l’appareil politique d’origine plébéienne et la vieille
bureaucratie tsariste, dont il adopte vite les mœurs, le fonctionnement
routinier, la morgue et la corruption. Anatole Leroy-Beaulieu écrivait quarante
ans plus tôt : « L’ignorance, la paresse, la routine ne sont que les
défauts de la bureaucratie russe, son grand vice est la vénalité. » Tous
les services de l’État, dit-il, ont été marqués par « la concussion, la
fraude, la corruption sous toutes ses formes. […] C’est une maxime chez le peuple
qu’en Russie tout le monde vole et que le Christ lui-même volerait s’il n’avait
les mains clouées à la croix [388] ».
Cet État, coincé entre la menace des Mongols et Tatars à l’Est
et celle des Lituaniens, Polonais, Allemands et Suédois à l’ouest, s’était édifié
comme une machine militaire dévorant les ressources de la nation. Il a freiné
le développement de l’économie (mis à part les secteurs produisant pour l’armée),
la différenciation sociale et la constitution d’une bourgeoisie nationale. La
nature parasitaire des dépenses budgétaires a, en outre, hissé au rang de
premier corps de l’État la caste militaire, avide de privilèges et de
prébendes. Jamais la Russie n’a donc connu de bourgeoisie susceptible de se
constituer en tiers état, de représenter la nation, et de former un corps de
fonctionnaires capable d’assurer un service public digne de ce nom. La
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