Staline
d’unificateur
du vieil état-major bolchevik. […] Nous sommes contre la création de la théorie
du "guide", contre la fabrication d’un "guide" [519] », au
moment même où l’appareil est en train de le façonner. Vorochilov jure, le cœur
sur la main, que « le camarade Staline est le principal membre du Bureau
politique, mais ne prétend jamais à la première place ». Certes, « ses
propositions sont adoptées plus souvent que celles des autres. D’où cela
vient-il ? » demande Vorochilov, qui l’avoue naïvement : « Cela
vient de ce que le camarade Staline […] a en main l’appareil [520] . » Rykov,
plus ferme, mais mauvais prophète, proclame : « Le Parti n’a jamais
été et ne sera jamais à genoux devant personne, ni devant Staline ni devant
Kamenev, ni devant personne d’autre [521] . »
Le congrès applaudit à tout rompre, comme s’il voulait affirmer sa liberté d’action
à l’égard du chef. Staline ne bronche pas et prend un air surpris et gêné
lorsqu’une délégation ouvrière pénètre dans le congrès et, geste sans
précédent, apporte un grand portrait de Staline au Présidium, où Boukharine, Tomski,
Kalinine, Ordjonikidzé, Kouibychev affichent un air attendri.
Tout en écrasant la Nouvelle Opposition, Staline joue le
défenseur des persécutés. En réponse à des opposants qui dénoncent le soutien
de Boukharine aux paysans aisés et riches, Staline s’écrie dans un élan
mélodramatique : « Vous nous réclamez le sang de Boukharine. Nous ne
vous donnerons pas son sang, sachez-le [522] ! »
Il allie encore une fois la brutalité à une apparente modération, en rappelant
qu’un an plus tôt il s’est opposé aux sanctions que Zinoviev et Kamenev
réclamaient contre Trotsky : « La politique d’amputation est féconde
en dangers nombreux pour le Parti, la méthode de l’amputation et de l’effusion
de sang… est dangereuse et contagieuse. Aujourd’hui on en exclut un, demain un
autre, après-demain un troisième. Que nous restera-t-il alors dans le Parti [523] ? »
Beaucoup de monde tout de même, car Staline a noyé les
rescapés de la révolution et de la guerre civile sous une avalanche de nouveaux
recrutés sans culture politique ni traditions militantes. Le Parti, qui
comptait 386 000 adhérents en avril 1923, en compte en effet 730 000
en avril 1924, 1 090 000 en décembre 1925, et 1 200 000
en décembre 1927. Ces nouveaux venus obéissent au chef. Or, en décembre 1927,
90 % des secrétaires et des membres des bureaux de cellule dans les
entreprises ont adhéré au Parti après la mort de Lénine. Ils ne connaissent par
conséquent que sa pensée momifiée et les circulaires du Secrétariat.
La nomenklatura embryonnaire des apparatchiks, qui émerge
lentement de la pauvreté et de la grisaille, veut voir ses mérites reconnus,
son pouvoir politique traduit, et sa prééminence sociale garantie par une
différenciation matérielle croissante et durable. Staline lui lance à ce
congrès un message clair. Il dénonce « le slogan de l’égalité [fruit de]
la démagogie socialiste-révolutionnaire ». Il ajoute : « Il ne
saurait y avoir aucune égalité aussi longtemps qu’existent les classes, ainsi
que le travail qualifié et le travail non qualifié », c’est-à-dire très
longtemps ! Il rassure ainsi l’appareil bureaucratique, quintessence, à
ses propres yeux, du travail qualifié, mais l’invite à la prudence : « Il
ne faut pas dire n’importe quoi sur l’égalité, car cela revient à jouer avec le
feu [524] . »
Staline rejette donc l’égalitarisme haï des apparatchiks tout en les invitant à
jouer le jeu en paroles.
Au lendemain du congrès, le Comité central du 5 janvier 1926
confie la direction du Parti de Leningrad et de la région à Kirov, qui s’y rend
avec une équipe d’agitateurs. Staline vient en personne l’introniser. Une
discussion s’engage alors dans le groupe. Chacun insiste sur la nécessité d’observer
strictement la direction collective. Staline écoute en silence, se lève et
profère d’une voix sourde : « Il ne faut pas oublier que nous vivons
en Russie, le pays des tsars. Les Russes aiment bien voir un seul homme à la
tête de l’État. Mais, bien sûr, cet homme doit réaliser la volonté du collectif [525] . » Malgré l’épisode
du portrait au congrès, aucune des personnes présentes ne semble deviner que
Staline aspire au poste de guide
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