Staline
parachèvera trois ans plus tard la dissolution du Comintern.
Mais cette liquidation ne dissipe manifestement pas sa
hantise du trotskysme. Trois mois plus tard, le dirigeant du PC hongrois Matyas
Rakosi, fidèle stalinien, libéré de prison par le gouvernement hongrois, est
reçu au Kremlin. Staline, soupçonneux, demande à Dimitrov : « Est-ce
qu’il ne sympathise pas avec les trotskystes ? » Dimitrov, estomaqué,
jure ses grands dieux que non. Et à bon droit. Staline, dubitatif, insiste :
« Ils ont tous hésité à un moment donné. Ils ne comprenaient pas nos
affaires [1037] . »
Fidèle à sa méthode, il cherche un point faible dans le dossier du dirigeant
hongrois libéré. Dimitrov le lui trouve : lors de l’arrestation des
dirigeants communistes hongrois en 1925, Rakosi a signé des aveux. Rakosi se
défend : il ne l’a fait que parce que les autres avaient déjà tout avoué,
son silence n’aurait servi à rien. Une commission se penche sur son cas et met
quatre mois à conclure. Rakosi, pardonné, prend sa place au Comité exécutif du
Comintern, mais une tache indélébile figure désormais dans son dossier. Le
lendemain après-midi, 7 novembre, au début de la réception qui suit les
festivités de la révolution, Staline rappelle à ses invités silencieux ses
désaccords avec Trotsky, pendant la guerre civile et à Tsaritsyne, ce Trotsky
dont le fantôme le poursuit.
En août, Chapochnikov, le chef de l’état-major, présente à
Staline un plan d’opérations en vue de la guerre prochaine. Il prévoit une
offensive allemande sur trois axes : 1 o Kovno-Vilnius-Minsk,
2 o Brest-Litovsk-Minsk, 3 o Kiev, ce qui se
passera effectivement en juin 1941. Staline, n’est pas de cet avis et
remplace Chapochnikov par Meretzkov. Selon lui, les Allemands ne développeront
pas leur offensive au centre, mais sur l’axe sud-ouest pour s’emparer de l’Ukraine,
puis du pétrole du Caucase. Sa prophétie repose sur un matérialisme vulgaire :
Hitler veut d’abord mettre la main sur le blé et le pétrole. Mais pour Hitler,
la chute de Moscou, c’est la chute du régime. Il ne saurait donc renoncer à cet
objectif. Le 18 septembre, Timochenko et Meretzkov, sceptiques quant à l’analyse
du Guide, lui envoient un nouveau plan d’opérations qui reprend les grandes
lignes du précédent et prévoit de répondre à l’attaque allemande en portant les
opérations sur le territoire polonais occupé par les Allemands, puis vers
Cracovie et le sud-ouest pour couper l’Allemagne des Balkans. Le 14 octobre,
Staline signe ce plan très optimiste.
Ses soucis de politique étrangère ne l’empêchent pas de
suivre de près la vie intellectuelle du pays, au grand étonnement d’Ilya
Ehrenbourg : « La guerre approchait. Il fallait que Staline fût bien
sûr de notre puissance pour consacrer tant de temps à la critique littéraire [1038] . » En
réalité, il veut tout diriger, tout contrôler, tout vérifier, surtout ce qui
peut, de près ou de loin, servir la propagande.
Son jeune protégé Avdeenko, cet ancien mineur du Donbass
propulsé vers la gloire en 1933 pour son roman J’aime, l’apprend à ses
dépens. En 1940, le film La Loi de la vie, dont il a écrit le scénario,
sort sur les écrans. Il glorifie la vie soviétique mais ridiculise les jeunes
bureaucrates arrivistes. Un épisode, en particulier, fait scandale : deux
de ces jeunes promus versent le contenu de leur verre dans un crâne en braillant :
« Boire ou ne pas boire » (« Pit ili nié pit », parodie de « Byt
ili nié byt », « Être ou ne pas être »). Staline se déchaîne. Le
16 août 1940, un long article anonyme de la Pravda dénonce ce « film
faux ». L’article est commandité, inspiré, relu, corrigé et même
entièrement réécrit, dans sa seconde partie, par Staline lui-même, qui a exigé
sa publication sans signature. Il ne saurait être rabaissé au rang de critique
de cinéma.
Par télégramme, Avdeienko est convoqué à la réunion du
Comité central qui doit se tenir le 9 septembre. Staline préside lui-même
à la condamnation. Dans la salle, deux tables font face à une tribune flanquée
d’une énorme colonne carrée. Assis en face d’Avdeienko, les dirigeants de l’Union
des écrivains détournent les yeux du condamné. Puis entrent dans la salle le
courtaud Jdanov, le petit Andreiev et le grassouillet Malenkov qui l’ignorent
eux aussi. Jdanov lit une longue
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