Staline
Khrouchtchev ébahi un géant pétrit littéralement le moribond
de ses grosses mains. Soudain, Staline ouvre les yeux, fixe d’un regard
furibond et terrifié les visages penchés sur lui, lève le bras gauche vers le
plafond, s’étrangle et meurt. Il est 21 h 50.
Galina Tchesnokova essaie par deux fois de lui fermer les
yeux, en vain : ils sont trop secs. Elle essaie alors une troisième fois
en appuyant longtemps sur les yeux, et les paupières restent enfin closes.
Jusqu’à sa mort, en décembre 1999, Galina Tchesnokova répétera à qui veut
l’entendre : « Savez-vous à qui vous parlez ? Vous ne savez même
pas à qui vous parlez [1513] ! »
À celle qui a fermé les yeux de son dieu.
Beria bondit alors dans le couloir et hurle à son chauffeur
un cri devenu fameux : « Khroustaliov, ma voiture ! »
Vorochilov, Kaganovitch, Malenkov, Molotov et Khrouchtchev l’imitent et
arrivent en même temps que lui dans le bureau du mort au Kremlin, à 22 h 25
exactement, bientôt suivis, dix à quinze minutes plus tard, d’une demi-douzaine
de membres du Bureau politique (Souslov), du Secrétariat (Ignatiev) et de
militaires (Vassilevski). La réunion, qui s’étend jusqu’à 3 h 50 du
matin, met en œuvre toutes les décisions élaborées la veille. La succession s’effectue
sans heurt, pour le moment.
Les neuf médecins qui se sont relayés depuis le 2 mars
et ont passé toute la journée du 5 au chevet du défunt signent l’acte médical
et le constat de décès. La Sécurité convoque l’embaumeur Debov, qui a, depuis janvier 1952,
remplacé Boris Zbarski, l’ancien embaumeur de Lénine, et l’emmène dans l’une
des voitures blindées de Staline au laboratoire spécial de la rue
Sadovo-Koudrinskaia près du Mausolée. Une douzaine de médecins et de
collaborateurs du laboratoire se penchent sur le mort, sous la surveillance
étroite d’officiers de la Sécurité. L’autopsie révèle des cavités et des
kystes, en particulier dans les lobes frontaux, signes de petites hémorragies
cérébrales, et une artériosclérose du cerveau. Ces données ne figurent pas dans
le communiqué officiel d’autopsie.
La commission des funérailles, présidée par Khrouchtchev, a
décidé que Staline serait placé dans son sarcophage revêtu de sa tenue de
généralissime. Les embaumeurs, pour conjurer la poussière, remplacent les
boutons métalliques et les pattes d’épaule par des boutons et des pattes en
or ; ils font refaire en platine les planchettes des décorations. Mais ils
se heurtent à un problème : Staline, lors de son attaque, portait ses
vieilles bottines éculées, qu’il refusait de remplacer et qui s’harmonisent mal
avec l’uniforme de généralissime et la solennité du sarcophage. Ils en
demandent une paire de neuves ; mais le Maréchal n’en avait pas.
Les embaumeurs achèvent leur travail le vendredi matin 6 mars,
à l’heure où les émissions de Radio Moscou s’ouvrent sur des roulements de
tambour suivis de l’hymne national et de la lecture du communiqué officiel
annonçant la mort de Staline.
À l’annonce de sa maladie, l’espoir a soulevé les déportés
de Vorkouta, qui ont prié à genoux : « Que le diable emporte son âme
aujourd’hui. » Ils accueillent sa mort avec joie : « Grâce à
Dieu, l’homme à la moustache est parti en enfer. » Un ancien journaliste
explique à ses voisins : « En haut, ils sont heureux que le vieil
homme soit mort. Ils travaillaient avec lui, mais il les terrorisait et ils le
haïssaient. Chacun d’entre eux était menacé de subir le sort de Voznessenski,
que Staline a liquidé parce qu’il agissait de façon trop indépendante. »
Dans son exil, Tatiana Smilga, dont le père et la mère ont été fusillés sur
ordre de Staline, pleure d’une joie mal dissimulée. Dans le village ukrainien
de Hlybotchok, dévasté par la famine en 1932-1933, le fils de la bibliothécaire
rentre de l’école en pleurant : « Le petit père Staline est mort ! »
Son grand-père lève les bras au ciel et s’écrie : « Merci, Seigneur,
de m’avoir permis de vivre pour voir mourir ce despote [1514] ! »
Combien de survivants de la famine ont ressenti cette joie amère ? Mais un
deuil réel frappe une partie de la population. L’annonce de sa mort affole un
instant l’arrogante mais incertaine nomenklatura, qui projetait en lui son
désir de stabilité éternelle. Evguenia Guinzbourg, déportée à
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