Staline
et cela a suffi pour que les
six fassent une bêtise avec Loutch… [173] »
Or, il n’a guère d’autorité sur les six députés et se pousse ici du col. D’ailleurs,
à Cracovie, hostile à la rupture avec les mencheviks, il affirme un vif souci
de diplomatie : « Une politique tranchante à l’intérieur de la
fraction est prématurée : elle repoussera les 7 [mencheviks] ; […]
[il faut] se conduire délicatement et prudemment avec les 7 […] sans user à
leur endroit de mots brutaux [174] . »
La réunion de Cracovie ne donne rien. Lénine se déchaîne
contre la conciliante et molle rédaction de la Pravda qui lui a envoyé,
écrit-il le 25 janvier 1913, « une lettre stupide et insolente […].
Il faut chasser ces gens-là […]. Il faut réorganiser la rédaction, ou plutôt chasser
complètement toute l’ancienne [175] ».
Le 9 février, il envoie Jacob Sverdlov reprendre le journal en main :
« Il faut établir une rédaction de la Pravda à nous et casser la
présente […]. Ces gens-là ne sont pas des hommes mais de pitoyables lavettes qui
ruinent la cause [176] . »
Par chance, loin de l’orage, Koba coule alors des jours de
travail paisible, mais néanmoins intensif, à Cracovie. Le 12 janvier 1913,
dans la revue Le Social-Démocrate, apparaît pour la première fois la
signature de K. Staline. Koba a jusqu’alors utilisé une vingtaine de
pseudonymes, délaissant peu à peu les noms géorgiens pour des noms
russes : il tâtonne, essaie Saline, Soline. Staline découle-t-il de la
simple adjonction hasardeuse d’un « t » à Saline ? L’historien
Pokhlebkine le fait venir du nom de Stalinski, traducteur et éditeur du Prince
à la peau de tigre en 1888, Koba avait alors 10 ans, c’est donc plus
que douteux. Plus tard, on fera dériver Staline de stal, l’acier, pour
faire de lui l’homme d’acier. Pourtant, ce pseudonyme est alors dénué de toute
signification symbolique, comme l’est celui de Kamenev (de kamen, pierre)
utilisé par Léon Rosenfeld. Son fidèle ami Molotov dit explicitement de son
côté : « Staline est un nom industriel [177] . » Staline
donnera une explication évasive au journaliste américain Walter Duranty, en décembre 1933 :
« Ce sont des camarades qui m’ont donné ce nom en 1911 ou, me semble-t-il,
en 1910. Ils considéraient que ce nom m’allait bien. En tout cas, il m’est
resté [178] . »
À la relecture, Staline supprimera du texte publié ce passage qui donne à son
pseudonyme une valeur circonstancielle anodine. Or, ce choix marque une rupture
avec le passé : Koba était un nom géorgien provincial, symbolisant le
révolté romantique marginal ; avec ce nom russe, Koba affirme une ambition
nationale. Une ultime résistance le pousse un moment à signer K. Staline,
mais le K, dernière trace de l’abrek caucasien, disparaît bientôt.
À la fin de janvier, Lénine envoie Staline à Vienne, pour y
travailler à la bibliothèque centrale à l’élaboration de la position
bolchevique sur la « question nationale », pour fixer, autrement dit,
la doctrine sur les problèmes des minorités nationales opprimées de l’Empire
russe et austro-hongrois. Voulant dénoncer l’« autonomie culturelle »,
ancêtre du communautarisme moderne, prônée par les socialistes autrichiens, et
le fédéralisme, défendu par le Bund et les mencheviks géorgiens, qui lui est
lié, Lénine a besoin pour cela d’un « allogène » authentique.
Pourquoi envoie-t-il Staline à Vienne alors que la bibliothèque de Cracovie
contient les mêmes ouvrages et que Koba ne parle ni ne lit l’allemand ? C’est
une façon délicate de l’éloigner du domicile familial : Kroupskaia n’aime
guère cet individu bougon dont les saluts se réduisent à des grognements
indistincts. Cette décision marque le début d’une inimitié durable entre
Kroupskaia et Koba.
À Vienne, Staline rencontre de jeunes bolcheviks, Nicolas
Boukharine et Alexandre Troianovski notamment, qui lui traduisent les citations
nécessaires. Un jour, Trotsky voit entrer dans la pièce où il boit le thé un
homme un peu terne, au visage triste, aux yeux jaunes et à l’air agressif qui
remplit son verre de thé au samovar, grogne puis s’en va. C’est Staline, qui
vient d’envoyer à Saint-Pétersbourg un article consacré aux élections dans la
capitale où il traite Trotsky de « simple bateleur aux muscles en toc qui,
en cinq années de "travail",
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