Staline
caractérise la situation en trois lignes : « Une lassitude
générale de la guerre et des troubles ; l’insatisfaction de la situation
existante […]. L’armée ne voulait plus connaître aucun "but de
guerre" et désirait la paix immédiate à n’importe quel prix [247] . » Mais le
Gouvernement provisoire, soumis à la volonté des Alliés, s’acharne à poursuivre
une guerre qui désagrège pourtant l’économie du pays ; il répond à la
crise du ravitaillement en instaurant les cartes de rationnement, et, pour
éviter les longues files d’attente, source d’agitation et de désordre, il fait
désigner des comités d’immeubles dont les responsables font la queue à tour de
rôle pour les locataires devant les magasins vides. Il croit consoler les
masses en proclamant la république. Les socialistes-révolutionnaires et les
mencheviks, conscients du discrédit des Cadets, cherchent à mettre sur pied un
gouvernement sans eux mais… avec des patrons et les dirigeants cadets d’assemblées
locales et de coopératives. Kerenski constitue un directoire de cinq membres,
mirage de gouvernement à poigne, visant à concentrer dans ses mains les rênes d’un
pouvoir de plus en plus virtuel.
Le 5 septembre, le soviet de Moscou adopte une motion
bolchevique. Le 9, les bolcheviks obtiennent la majorité au soviet de Petrograd
qui, le 23, élit Trotsky à sa présidence. Lénine en déduit la nécessité de
remettre tout le pouvoir aux soviets, « seul moyen d’assurer désormais une
évolution graduelle, pacifique, paisible des événements [248] ». À la
mi-septembre, il lance un cri d’alarme : « Les chemins de fer vont s’arrêter.
Les arrivages de matières premières et de charbon pour les usines cesseront. De
même les arrivages de céréales. […] Une catastrophe d’une ampleur inouïe et la
famine nous menacent inéluctablement [249] . »
Il faut prendre le pouvoir pour prévenir le fléau.
Se dessine au sommet du parti bolchevik un conflit entre, d’une
part, les partisans d’une opposition de gauche parlementaire puissante à la « démocratie »
au pouvoir et, d’autre part, les partisans de la prise du pouvoir. Les
premiers, dont font partie Kamenev, Zinoviev et Noguine, qui dirige Moscou,
sont en fait majoritaires. Lénine, isolé, est le représentant le plus ferme du
second courant. Le 14 septembre il envoie chez Alliluiev deux lettres :
« Les bolcheviks doivent prendre le pouvoir » et « Le marxisme
et l’insurrection », que Staline apporte au Comité central le 15. Kamenev
s’oppose à sa proposition d’organiser sans délai l’insurrection. Staline,
louvoyant, « propose d’envoyer les lettres aux organisations les plus
importantes en les invitant à en discuter [250] »,
sans dire s’il est en accord ou non avec leur contenu. En attendant que ces
organisations en discutent, le Comité central, contrairement à la volonté de
Lénine, ne prendra pas position. La majorité, apeurée, décide, par 6 voix
contre 4 et 6 abstentions, de dissimuler ces lettres de Lénine et d’en
conserver un unique exemplaire pour les archives ; le souci de l’histoire
prime sur la question du pouvoir. Le problème est renvoyé à la séance suivante
du Comité central, le 20 septembre. Staline n’y assiste pas. Les
adversaires de l’insurrection consacrent l’essentiel de leurs efforts à la
constitution des listes de candidats aux élections à l’Assemblée constituante
prévues pour la mi-novembre. Le Comité central propose au comité bolchevik de
Stavropol de nommer Staline en tête de liste, suivi de Stepan Chaoumian. Ledit
comité proteste – ces camarades sont inconnus des électeurs de la région –
et les font glisser aux troisième et quatrième places.
Pour affermir sa représentativité vacillante, le
Gouvernement provisoire convoque à Moscou une conférence démocratique (du 14 au
21 septembre) désignée par lui, assemblée falote qui, à la fin de ses
travaux, désigne en son sein une sorte de préparlement. Il diffère ainsi les
élections à l’Assemblée constituante, à laquelle il renvoie toujours toute
décision sur le partage des terres et la paix, et concentre contre lui un
formidable mécontentement. Entre le 13 septembre et le 3 octobre, les
paysans se soulèvent dans les régions de Kichinev, Tambov, Taganrog, Riazan,
Koursk, Penza. Les expéditions punitives organisées par le Gouvernement
provisoire démoralisent les
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