Stefan Zweig
avec le poids de ses traditions, de ses castes. L’esprit de vengeance lui fera expier des siècles d’oppression. Si Zweig charge tellement son portrait et consacre tant de pages à montrer combien « l’Autrichienne » fut l’indigne fille de Marie-Thérèse, modèle du monarque éclairé, c’est par goût du contraste. Pour faire mieux voir et mieux comprendre la métamorphose du personnage – ce passage d’une âme moyenne à l’état de grâce.
Dès que les ennuis commencent, et que le peuple vient gronder aux grilles de Versailles, réclamant du pain à celle qui, dans son ignorance de la misère aux portes mêmes de son palais, veut faire distribuer de la brioche aux petits Parisiens, le changement s’amorce. Lentement, trop lentement au gré de l’Histoire dont le rythme s’accélère et la dépasse, la reine prend conscience, non de l’extraordinaire de ses privilèges et de ses droits exorbitants, mais du sort tragique qui l’attend. Serait-elle prédestinée ? Marquée elle aussi du sceau du malheur ? Sa mère ne sera plus là pour assister à sa chute mais elle a, dès le départ, émis les pires craintes au sujet de sa fille. Quelques mois après la mort de Louis XV, elle déplorait déjà sa dissipation, la suppliait de renoncer à ses vices – la coquetterie, le jeu, les dépenses – et de revenir dans le droit chemin de la prudence. « Vous le reconnaîtrez un jour mais trop tard, lui écrivait l’impératrice d’Autriche. Je ne souhaite pas survivre à ce malheur et je prie Dieu de trancher au plus tôt mes jours, ne pouvant plus vous être utile et ne pouvant pas soutenir de perdre et de voir malheureux mon cher enfant que j’aimerai jusqu’à mon dernier soupir tendrement. » Chaque livre de Zweig trouve toujours un écho dans l’actualité, chaque personnage le renvoie à lui-même et à ses contemporains. La prescience du malheur, c’est ici Marie-Thérèse qui l’exprime. Comme Jérémie annonçait déjà aux habitants de Jérusalem incrédules l’imminence de la colère de Dieu, Zweig lui-même, au plus profond de lui, ressent en ces années-là la montée d’un péril que tant d’autres s’obstinent à ne pas voir.
Pour accéder à son « destin tragique », car c’est là la vraie dimension de cette vie qui aurait pu être banale, « l’âme moyenne », dénuée de toute vocation à l’héroïsme et étrangère par sa nature à l’esprit de sacrifice et aux renoncements, va suivre un lent chemin de croix. Pendant sa détention aux Tuileries puis au Temple, enfin à la Conciergerie, sous les quolibets et les insultes de la foule, pendant son procès et jusqu’aux marches de l’échafaud, la reine va montrer un courage, une dignité exceptionnels. « Marie-Antoinette, écrit Zweig dans un prologue, n’était ni la grande sainte du royalisme ni la grande “grue” de la Révolution, mais un être moyen, une femme en somme ordinaire, pas trop intelligente, pas trop niaise, un être ni de feu ni de glace, sans inclination pour le bien, sans le moindre amour du mal, la femme moyenne d’hier, d’aujourd’hui et de demain, sans penchant démoniaque, sans soif d’héroïsme, assez peu semblable à une héroïne de tragédie. » L’Histoire, avec une extrême cruauté, va se charger de la transfigurer. De l’assassinat de la princesse de Lamballe, sa meilleure amie, dont la tête sera brandie sous ses yeux au bout d’une pique, jusqu’à la guillotine, en passant par toutes les humiliations et les séparations avec ses amis les plus chers, avec sa famille, la mort du roi, l’arrachement au Dauphin – que les révolutionnaires l’accusent d’avoir aimé d’inceste –, les événements vont s’acharner sur elle et la martyriser, la forçant à devenir cette femme magnifique, tellement admirable dans son dénuement, sa tristesse, et qui, à trente-huit ans, l’âge de sa mort, ressemble déjà à une aïeule. « L’Histoire, ce démiurge, écrit Zweig, n’a nullement besoin d’un personnage central héroïque pour échafauder un drame émouvant […]. Le tragique existe aussi quand une nature moyenne, sinon faible, est liée à un destin formidable, à des responsabilités personnelles qui l’écrasent et la broient, et cette forme de tragique me paraît la plus poignante du point de vue humain. »
Marie-Antoinette est en somme l’un des plus beaux exemples de cet « héroïsme involontaire » dont l’Histoire est
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