Stefan Zweig
admire avec moins d’emphase les manuscrits qui passent par ses mains. Si elle sait encore rassurer, elle exerce de moins en moins de charme sur son mari. Près d’elle, il a l’impression d’être tenu en laisse, et se venge en ne lui cachant que peu de choses des « épisodes », qui demeurent son meilleur stimulant. La nervosité définit les amours de Stefan Zweig. Aucune fidélité, mais une agitation érotique marque sa vie secrète, celle qu’il a pris tant de soin à cacher à ses amis, à ses lecteurs. Mais dont sa femme n’ignore que les détails. Jalouse, elle lui a un jour demandé d’être discret, de lui épargner le récit de ses aventures. Il ne respecte qu’en partie sa susceptibilité. Trouve-t-il une surenchère au plaisir, dans cet aveu qu’il aime avant tout « contempler les fillettes » ?
Ses « épisodes » rajeunissent, alors qu’il prend de l’âge : il devra même répondre de quelques imprudences commises dans des ruelles sombres, où il traquait un gibier des plus tendres. L’écrivain autrichien Benno Geiger, un ami de classe, se fera l’écho de cet exhibitionnisme de Zweig, dans ses Memorie di un Veneziano , parus en 1958 2 : sans quelques soutiens haut placés, il est probable que l’affaire aurait, dit-il, abouti devant les tribunaux. Vérité ou ragot, il n’en reste pas moins que le journal et les lettres renvoient l’image d’un homme vieillissant, qui a le goût de la jeunesse. A vingt ans, Zweig recherchait la compagnie de gens plus âgés, pleins d’expérience, auprès desquels il trouvait sagesse et émulation. A cinquante ans, il préfère celle des jeunes hommes qui débutent en littérature, dont l’œuvre, encore promesse, lui fait songer à ses propres débuts et qu’il a envie d’aider. Et celle des jeunes filles en fleurs.
Ecrivain de l’amour, des sentiments troubles, des passions ambiguës, les femmes de quinze à quarante-cinq ans sont les héroïnes de son œuvre, qui est une formidable étude du cœur féminin. Dans la fraîcheur et la maturité, dans le balbutiement ou dans l’éclat de son mystère, la femme est le cœur de ses livres. Il la met en scène à tous les âges de la séduction. Fasciné et amoureux de chacun de ses visages, elle est pour lui une énigme. Farouche, brutale ou dévouée, tendre, sensuelle, dévorante, irrationnelle, elle est toujours dangereuse. Et ses blondeurs, ses clartés, ses transparences ne sont que des illusions de son charme : la femme, pour Zweig, est toujours une sorcière. Elle est orgueilleuse et forte, dissimulée, insaisissable. L’homme est sa proie et son jouet.
Dans Brûlant secret , un petit garçon est le témoin des manœuvres érotiques et des mensonges de sa mère qui, dans un hôtel du Semmering où ils sont en vacances, se laisse courtiser par un fonctionnaire, jeune baron aux longues moustaches. Furieux qu’un homme lui vole l’attention de sa mère et exerce sur elle une séduction dont il se croyait le seul maître, Edgar, le garçonnet, découvre l’essence de la féminité : sa roublardise et son effrayante volupté. « Habile à cacher son tempérament sous une mélancolie distinguée », la superbe bourgeoise de Brûlant secret , avec « ses lèvres douces », ses étreintes parfumées, et le frou-frou de ses robes de soie est le prototype des héroïnes qu’aime l’auteur. La femme, maternelle et sensuelle, cache sa vraie nature sous des dehors exquis. L’éducation ni la fortune ne changent rien à sa sauvagerie. Impulsive, ardente, démoniaque, la femme la plus bourgeoise, la plus snob, la plus sophistiquée, est un animal. Créature impulsive et primaire, têtue, sauvage, essentiellement physique, ses airs de fragilité, de douceur ne sont qu’une apparence trompeuse, et sa docilité, comme son innocence, un jeu feint pour l’amour.
Les lecteurs de Zweig trouveront sans peine des exemples dans leurs nouvelles d’élection : Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Amok, Lettre d’une inconnue , mais aussi La Femme et le paysage, Les Jumelles, La Peur, La Nuit fantastique, Histoire d’une déchéance, Leporella ou Clarissa , des plus fameuses aux moins connues, toutes célèbrent la femme, jeune, mûre ou entre deux âges, vierge ou prostituée, célibataire, épouse, mère, maîtresse, sous les multiples facettes d’un charme fatal, intemporel. La femme, selon Zweig, est le serpent de la Bible, la tentatrice à laquelle
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